LARP in Progress

La banalité du Mâle : les représentations féminines, un enjeu politique | 2017-12-xx

Cet article, à partir du constat de la quasi-absence de femmes dans les instances dirigeantes de la fédération française de jeux de rôle grandeur nature et leur place minoritaire aux postes administratifs des associations, tente d’effectuer un diagnostic critique et souligner l’importance politique des représentations, en s’appuyant notamment sur les travaux de l’anthropologue et philosophie féministe Judith Butler.


Merci à Yannick et Cécile qui ont accepté de me relire afin que mon article soit le plus juste possible et serve une certaine neutralité axiologique.

Le week-end du 15 au 17 décembre, je me suis rendue à l’assemblée générale de la FédéGN. Vendredi soir, alors que toutes les personnes présentes sont attablées dans le réfectoire, je note – fidèle à mon féminisme autant qu’à ma pratique anthropologique, ce bien que j’aie délaissé ce terrain-là d’un point de vue scientifique – que, sur vingt convives, seules quatre sont des femmes. Parmi celles-ci, une salariée et une prestataire de la Fédé, ainsi qu’une bénévole en cuisine : je suis la seule représentante du genre féminin à être également représentante d’une association. Je m’efforce de chasser cette pensée, tâchant, pour une fois, de ne pas faire cas de l’absence de parité et m’ériger en social justice warrior. Quand bien même, l’idée est là. De retour dans la salle commune, après manger, je note l’apparition d’affichages grandeur nature de photographies, l’une représentant un airsofter dans un GN The Walking Dead, l’autre un GNiste en costume medfan – tous deux, bien entendu, mâles. Un autre panneau est en train d’être érigé : dommage, constaté-je après avoir maintenu quelques secondes un fol espoir : il s’agit cette fois d’un mousquetaire. Allez, je ne me retiens plus : « ça manque de représentations féminines ici », commenté-je avec une moue ennuyée. Alors que des protestations confuses s’élèvent – « nous en avions, mais elles sont trop abîmées » etc. –, un GNiste belge d’une cinquantaine d’année, solidement campé sur sa chaise au milieu de la salle, rétorque : « le problème avec les représentations féminines, c’est que les mecs se frottent dessus ».

Soufflée, éberluée, ne trouvant que répondre à pareille sortie, je quitte la salle et commence la rédaction du présent article.

Voir et donner à voir : ce que représenter veut dire

La blague, pour le moins vaseuse, exposée ci-dessus provient de ce que son auteur assimile une représentation à une image, un support visuel : en ce sens, une représentation est en quelque sorte une reproduction, par un média graphique, de quelque chose qui existe et apparaît par ailleurs indépendamment. Si cette conception est juste – en effet, une représentation féminine est d’abord une image de « femme » –, elle occulte cependant l’arbitraire de la représentation, sa totale partialité : rien de neutre en effet dans le fait de « représenter », car rien de réel, « d’apparaissant », ne peut prétendre incarner la catégorie, vaste et fluide, de « femme ». En fait, représenter, c’est « rendre présent à nouveau », c’est-à-dire faire appel aux processus de mémorisation et d’association d’idées d’une personne, afin que celle-ci produise elle-même le lien et l’assignation catégorielle. En ce sens, une représentation n’a pas besoin d’être fidèle : il suffit qu’elle soit reconnaissable, qu’elle s’intègre adéquatement dans le schéma mental de l’individu qui la reçoit. Ainsi, bien que la photo d’un individu de genre masculin possède objectivement plus de points communs avec un individu réel de genre féminin (yeux, bouche, cheveux, sourcils, nez, etc.) qu’un pictogramme figurant un triangle, surmonté d’un rond, d’où partent quatre bâtonnets, c’est ce dernier qu’on associera le plus aisément à la catégorie « femme », simplement parce qu’on a l’habitude de le voir sur les portes des WC destinées aux personnes identifiées comme « femmes ».

Ce qu’on perçoit d’une représentation, ce qu’on en reçoit et ce qu’on y projette, dépend donc largement de ce qu’on a été éduqué·e à y voir, de ce qui est pour nous reconnaissable : la remarque indélicate de notre ami ne l’honore guère, puisque la représentation des « femmes » auxquelles il fait immédiatement écho essentialise celles-ci dans un rapport réifié d’objet sexuel pour les « hommes ». C’est pourquoi la problématique politique de la représentation est aussi épineuse : représenter, c’est donner à voir – en courant cependant le risque que les destinataires y perçoivent tout autre chose. Comment, dès lors, concevoir une stratégie de représentation qui soit à la fois intelligible et subversive – qui, tout en étant compréhensible dans le monde social tel qu’il est, porte des germes propres à modifier celui-ci vers une conception plus ample et égalitaire de la catégorie « femmes » ?

Pour la philosophe et anthropologue féministe Judith Butler, la question de la représentation s’articule intimement avec la constitution du sujet « femmes », c’est-à-dire, grossièrement, l’élaboration d’une identité collective commune à laquelle se rapporter afin de se donner des représentantes, des mouvements ou personnes chargées de rendre intelligibles au plan politique les subjectivités et les revendications portées, donc de parler au nom des « femmes ». Cette entreprise n’est néanmoins, on s’en doute, pas sans difficultés…

Le paradoxe normatif

« Si le peuple est constitué à travers un jeu complexe de performances, d’images, de sons et de toutes les technologies engagées dans ces productions, alors le « média » ne fait pas que rapporter qui le peuple prétend être : il entre dans la définition même du peuple [1] »,

crit Butler dans l’introduction de son livre Rassemblement, qui s’interroge sur la signification politique des mouvements populaires de protestation prenant pour cadres les rues et les places, dont l’actualité politique ne cesse de confirmer qu’elles demeurent des lieux privilégiés de l’insurrection et de la démocratie (réunions publiques, manifestations, « Nuit Debout »…). Le rapport entre les médias, principaux producteurs de représentations, et les entités représentées est ambigu, puisque les deux pôles interagissent et s’inter-pénètrent continuellement, dans une relation mutuelle de confirmation et d’imitation. D’une certaine façon, cette relation est – juste pour vous, lecteur·ice·s assidu·e·s, le grand gagnant du bingo LARP in Progress [2] – dialectique [3] : les médias ne sont pas simples véhicules de l’identité de la catégorie mobilisée (ici « peuple », mais « femmes » fonctionne tout aussi bien), ils participent à la construire – de sorte que la représentation est un éternel ping-pong entre lieux communs du discours et revendications neuves.

Les représentations féminines subissent ainsi des pressions contradictoires de la part des différents pouvoirs et contre-pouvoirs qui concourent à la fabrication de l’image médiatique ; leur compréhension requiert une inscription historique et contextuelle (une image identique peut, selon le contexte, être perçue comme une provocation féministe ou une réification du corps féminin), et même alors on peut échouer à les « lire »… En GN, une guerrière arborant le fameux soutien-gorge de mailles, omniprésent dans les représentations sexualisées des super-héroïnes de comics, manifeste-t-elle qu’elle se conforme au modèle oppressif de la femme-objet, ou au contraire utilise-t-elle l’occasion du GN pour faire un pied de nez aux injonctions vestimentaires faites aux femmes ? Une joueuse incarnant une princesse médiévale marche-t-elle dans la droite ligne des « Il était une fois » ou effectue-t-elle une plongée réjouissante dans les sombres arcanes du pouvoir des femmes au Moyen Âge ? Impossible de faire des généralités, bien sûr : pourtant, c’est là tout le rôle des représentations…

L’inscription périlleuse et changeante des représentations dans les schèmes sociaux d’intelligibilité est-elle radicalement insoluble ? Il faut bien que non, puisqu’on constate que la société évolue perpétuellement et que les définitions – « femme », « humain », « peuple »… –, quoiqu’elles prétendent toujours avoir valeur d’universel, changent bel et bien. C’est ce que j’entends par « paradoxe normatif » : la norme, en s’altérant, balaie toujours devant sa porte, de sorte que, à moins de recourir à une analyse poussée, on ait l’impression qu’elle a toujours existé sous cette forme et se perpétuera à l’identique – pour autant, les individus qui subissent les injonctions de la norme la modifient imperceptiblement en retour.

Pour Butler, le combat politique pour la représentation, soit la lutte pour le droit d’une minorité à apparaître dans le cadre social et médiatique dominant, est corrélé avec ce double mouvement d’intériorisation et de remise en question des normes, que nous avions déjà vu lors du précédent article consacré à l’imitation. Elle écrit :

« D’un côté la représentation est une notion qui prend effet dans un processus politique cherchant à donner plus de visibilité et de légitimité aux femmes en tant que sujets politiques ; d’un autre côté, elle est la fonction normative d’un langage dont on dit soit qu’il révèle, soit qu’il déforme la vérité qu’on croit déceler dans la catégorie « femme ». [4] »

La philosophe américaine attribue ici au langage une « fonction normative », c’est-à-dire un rôle de création et d’imposition des normes qui définissent ce qui est intelligible (ce qu’on peut comprendre comme « femme », ce qui peut prétendre à cette catégorie) : toutefois, cette fonction peut être étendue à toutes les institutions qui ont pour fonction de maintenir et façonner le monde social commun. Si le langage en est l’exemple par excellence, c’est parce qu’on ne peut pas penser en dehors du langage, ou a minima on ne peut pas penser ensemble sans lui : c’est ce qui fonde, bien sûr, le débat sur l’écriture inclusive – le fait que le terme autrice n’existe pas officiellement n’interdit pas à des femmes d’êtres « auteurs », mais le masculin s’impose dans toutes les pensées et, conséquemment, restreint la possibilité d’une vocation féminine. C’est ce qui fait du langage le lieu premier d’élaboration des représentations, et par là-même un terrain privilégié de lutte : les critiques fréquentes concernant le fait que les féministes ont mieux à faire que de débattre sur l’usage du « mademoiselle » (etc.) oublient ainsi de considérer le caractère fondamental du langage dans l’élaboration de la pensée. Que Trump lui-même décide de bannir des mots comme « fetus », « science-based » ou « transgender » des documents officiels a de quoi rappeler que l’appauvrissement tout orwellien du langage est un outil de contrôle plus actuel que jamais, qui ne s’est pas arrêté aux portes temporelles du IIIe Reich… Ainsi, concernant le sujet politique « femme », pour artificielle que soit la catégorie, il est essentiel d’avoir les éléments – linguistiques, mais aussi culturels, médiatiques, théoriques, etc. – à disposition pour la faire advenir. À la lecture d’une ethnographie du jeu de rôle réalisée au début des années 80 par Gary Alan Fine, j’avais été frappée par l’analyse, lucide, d’un rôliste américain concernant la faible présence féminine dans l’activité : « Je pense que beaucoup d’entre elles ont peut-être des difficultés à s’identifier avec une femme qui serait guerrière ou mage, ce genre de choses. Il n’y pas beaucoup de littérature sur les femmes guerrières » [5]. Le manque de role models, ou modèles d’identification, féminins, a pour effet immédiat un moindre engouement des femmes dans une activité, au profit de domaines où elles sont plus volontiers mises en avant. C’est le cas, bien entendu, dans toutes les sphères de la société : aussi constate-t-on aujourd’hui, à mesure que les femmes font des études plus longues et que les inégalités en termes d’éducation se réduisent, que celles-là se cantonnent pourtant aux domaines du care, c’est-à-dire du soin, de l’éducation, des services, etc. Jules Falquet, théoricienne féministe française, parle ainsi de façon hyperbolique des hommes en armes et des femmes de service [6], soulignant au passage que le système capitaliste produit, outre le cantonnement de l’emploi des femmes dans le care, un redoublement de celui-ci dans la sphère privée où sont de plus en plus repoussées les activités normalement dévolues aux services publics – éducation, soin, alimentation, etc. Cette analyse intersectionnelle – qui se situe au confluent du genre, de la classe mais aussi de la race [7] – est par ailleurs aisément confirmée par la statistique et la place croissante laissée par le gouvernement aux ONG et associations qui s’occupent de façon majoritairement bénévole de ces trois domaines-là, comme le soutien des migrant·e·s ou l’aide alimentaire, renforçant l’invisibilisation du care dans la sphère publique.

Revenons-en à notre objet, à savoir les représentations féminines : cette digression nous apporte un éclaircissement concernant un phénomène presque géométrique – plus une catégorie sociale est représentée dans un secteur, plus elle y est présente, et inversement. La conséquence est un rapport très paradoxal du sujet politique à sa représentation : il faudrait qu’il soit là avant d’être représenté, et pourtant il n’existe qu’à travers les représentations qui le rendent intelligible ! « Les domaines de la « représentation » politique et linguistique, écrit Butler, prédéfinissent le critère à partir duquel les sujets sont eux-mêmes formés, ce qui implique que la représentation ne figure que ce qui peut être admis comme sujet. Autrement dit, les conditions nécessaires pour être un sujet doivent d’abord être remplies pour que la représentation devienne possible. » [Butler, 2006 p. 60]. C’est le serpent qui se mord la queue : le motif pourrait être reproduit indéfiniment et ses variations épouser le spectre foucaldien de la dialectique subjectivation/assujettissement [8] – à mesure qu’un individu se constitue comme sujet, pensant, agissant, etc. (qu’il se « subjectivise »), il s’assujettit également à un pouvoir qui le constitue, le façonne. La force normative des représentations est telle qu’il n’est pas nécessaire d’exercer un pouvoir coercitif pour garder une catégorie dans les clous : les constructions normatives, bien qu’entièrement contingentes – l’histoire et l’anthropologie livrent un large panel de normes et de pratiques qui contrastent avec les représentations de genre contemporaines –, sont naturalisées, elles acquièrent un caractère d’évidence qui rend difficile leur remise en cause. Ce sont elles qui construisent la visibilité – la possibilité d’être vue, d’être socialement compréhensible – et la légitimité.

Ainsi, que personne n’interdise aux femmes de prendre part au GN à un niveau fédéral, comme on m’en a fort justement fait la remarque, ne suffit pas à ce que celles-ci s’impliquent effectivement dans les instances dirigeantes de la FédéGN [9].

Les limites de la représentation

Arrivé à ce point de mon développement, on peut avoir l’impression que la représentation, pour complexe qu’elle soit à déployer, est une recette miracle qui permettrait magiquement de donner aux femmes une place équivalente aux hommes : néanmoins, et bien que des éléments de critique percent déjà çà et là dans l’article, il convient de la pousser un peu plus loin. Il existe selon moi deux façons majeures pour la représentation de glisser du côté obscur et devenir pathologique : l’essentialisation et la substitution.

En effet, même si la représentation – médiatique et politique – est un passage obligé si l’on veut parvenir à communiquer et visibiliser une catégorie ou un mode d’existence, elle court le risque constant de figer la définition de ceux-ci en les donnant à voir d’une certaine façon qui apparaît comme leur forme naturelle : essentialiser, c’est ainsi confondre les prédicats, les manifestations et les qualités d’un ensemble (c’est-à-dire tous les critères associés à une catégorie, par exemple « femme », comme la patience, la maternité ou le maquillage) avec ce qu’il serait par essence [10], aboutissant donc à donner l’apparence de caractères immuables, d’une identité fixe, à des constructions. Il faut ainsi prendre garde à la variété des représentations proposées, afin d’éviter l’écueil normatif de l’assignation à certains rôles par exemple.

En outre, parler au nom de, comme le propose l’élection de représentant·e·s politiques ou la rédaction d’un communiqué officiel, implique aussi de parler à la place de : or, quand l’écart entre représentant·e·s et représenté·e·s se creuse, c’est que la représentation a en vérité laissé place à un mécanisme de substitution, par lequel des individus ou des entités usurpent l’appui fourni par un groupe ou un ensemble disparate de personnes en diffusant des idées ou propos qui leur sont contraires. Se donner des représentant·e·s, et dans une certaine mesure des représentations, revient donc à détacher une partie du « nous » collectivement élaboré et à lui donner une indépendance, quitte à ce que celle-ci se retourne contre « nous » en fin de compte. Si concernant les représentant·e·s, des solutions de contrôle sont théoriquement possibles (bien qu’inexistantes en France), concernant les représentations, la chose est délicate : impossible en effet de « révoquer » une image ou un propos jugé contre-productif ou erroné. Pour ne pas tomber dans le piège de la substitution, il s’agit donc de redoubler de prudence, et d’auto-critique.

Quelques éléments de diagnostic

Dans un milieu comme le GN français où le féminin est minoritaire et marqué, encore aujourd’hui, par des représentations traditionnelles issues de l’imaginaire med fan (mage, soigneur·se, etc), il est d’autant plus crucial que les instances collectives, au premier rang desquelles la FédéGN, aménagent un espace de visibilité qui rende possible la diversification et le développement des subjectivités féminines dans le monde du GN. Des collectifs d’opposition comme Larp Women Unite France doivent quant à eux, à mon sens, jouer un rôle d’alerte, de conseil et d’éducation auprès de la Fédé sur ces questions-là : en effet, ses membres sont directement concernées par les problématiques posées et sont fortes d’une éducation féministe et empirique qui leur confère un pouvoir d’analyse et de solution. Toutefois, il leur faut elles [11] aussi se garder de commettre des actes ou propos dommageables au mouvement et à l’ensemble de la communauté, comme rompre la communication ou en refuser le dialogue quand celui-ci semble s’enliser. En effet, l’essentialisation de l’autre n’est pas l’apanage des dominants : ainsi, Butler invite les féministes à « rester critiques vis-à-vis des gestes totalisants du féminisme » [Butler, 2006 p. 79]. Elle ne mâche pas ses mots : selon elle, « Tenter d’identifier l’ennemi comme s’il se présentait sous une forme unique n’aboutit qu’à inverser l’argument et à imiter, sans aucun esprit critique, la stratégie de l’oppresseur au lieu de proposer autre chose. Si la tactique fonctionne dans des communautés aussi bien féministes qu’anti-féministes, c’est que le geste colonisateur n’est ni essentiellement ni irrémédiablement masculiniste » [Butler, 2006 p. 79]. Tenons-le-nous pour dit… Il convient d’être stratégique et d’œuvrer pour une intégration homogène des femmes et du féminisme au GN, en tâchant au maximum d’éviter le repli et la crispation qui, quoique compréhensibles de part et d’autre, ne sauraient aboutir à une amélioration globale. Le but, à mon sens, n’est pas de créer un GN féministe, mais de rendre le GN tel qu’il est féministe.

En outre – si vous me permettez de reprendre une position de sujet dans l’écriture –, j’ai toujours trouvé les dissensions très saines en démocratie (et par démocratie, j’entends des gens qui tentent de se mettre d’accord entre eux pour aboutir à une forme de vivre ensemble qui bénéficie au plus grand nombre, pas la France ou les États-Unis). Refuser le débat, c’est risquer de nécroser le processus intellectuel qui a mené à l’émergence des convictions que l’on porte. Par exemple, le fait que les féministes tombent régulièrement en désaccord entre elles sur à peu près tous les sujets me rassure : là où certain·e·s y voient l’échec de la « cause » ou la manifestation d’une forme d’indécision radicale, j’y vois au contraire la preuve d’un mouvement intellectuel vivant, riche et prolifique, au-delà des contradictions et des ralentissements qu’il rencontre inévitablement. L’unité d’un mouvement peut être le signe d’un large consensus tout autant que d’une dérive dogmatique, dont les représentant·e·s sont le fer de lance : « Si démocratique que soit l’élan poussant à former une coalition, toute personne qui théorise le processus de formation de celle-ci peut, sans le vouloir, s’ériger à nouveau en autorité suprême en tentant de donner à l’avance la forme idéale que devraient prendre les structures de la coalition, pour en assurer l’unité » [Butler, 2006 p. 81]. C’est pourquoi je mets un point d’honneur, quand toutefois cela ne me paraît pas insupportable, à maintenir le dialogue avec les représentant·e·s de points de vue qui divergent du mien ; c’est pourquoi, également, j’ai souhaité dans cet article offrir un point de vue diagnostic utile et non condamnatoire, et me suis entourée de relecteurs et relectrices à même de faire un retour critique sur celui-ci. C’est sans réserve que j’adhère au prudent diagnostic de Judith Butler : « Il se peut [...] que la compréhension dialogique implique aussi en partie d’accepter la divergence, la fracture, le séparatisme et la fragmentation comme des éléments constitutifs du processus, souvent sinueux, de démocratisation. » [Butler, 2006 p. 81]. Charge à nous à présent d’élaborer, collectivement, les conditions d’une représentation féminine équitable et diversifiée au sein de la fédération française de jeu de rôle grandeur nature, du GN en général et, par là même, du monde. ;)


[1] BUTLER, J., Rassemblement : pluralité, performativité et politique, Histoire de la pensée, Fayard, 2016, p. 16.
[2] Je suggère aussi : « Une phrase fait plus de cinq lignes » ; « Une phrase comporte à la fois un point virgule et deux points » ; « Une expression entre tirets est insérée » ; « Le terme « foucaldien·ne » apparaît sans explications »… Pour le reste, faites-moi rêver. ;)
[3] J’aurais pu me passer de l’utiliser, cette fois, c’est vrai : c’est juste pour le bingo.
[4] BUTLER, J., Trouble dans le genre, La Découverte, Paris, 2006, p. 60.
[5] « I think a lot of them [women] maybe have trouble identifying with a female that’s a warrior or wizard or that sort of thing. There isn’t a whole lot of literature about female warriors » in FINE, G. A., Shared Fantasy, The University of Chicago Press, Chicago, 2002 [1983].
[6] FALQUET, J., « Hommes en armes et femmes « de service » : tendances néolibérales dans l'évolution de la division sexuelle et internationale du travail », Cahiers du Genre 2006/1 (n° 40), pp. 15-37.
[7] Pour les féministes matérialistes, la race est à comprendre comme une construction sociale arbitraire qui se fonde sur des caractéristiques plus ou moins observables pour justifier un rapport de domination. C’est parce que l’appartenance raciale est le fruit d’une assignation obligatoire venant de l’extérieur (tout comme les catégories de genre) qu’on parle de personnes « racisées » pour désigner les personnes qui subissent une discrimination raciale (on n’a pas de race en soi, mais on nous « racise », on nous attribue une race qui sert ensuite d’élément de distinction sociale).
[8] Foucault souligne que la construction de l’individu se fait selon les deux acceptions du terme « sujet », c’est-à-dire comme le sujet de l’action (je fais), et comme le sujet d’un pouvoir (être les sujets d’un roi) : quand on se construit comme un sujet, une personne pensante et agissante, on est ainsi agi par le pouvoir en même temps qu’on agit sur lui en prenant son indépendance. La subjectivation désigne ainsi le fait de se constituer comme un sujet agissant, l’assujettissement comme celui de se constituer comme sujet agi par un pouvoir.
[9] À ce stade, on sera sans doute tenté de m’opposer un « mais Axelle, tu critiques mais tu ne t’es pas présentée, toi non plus ! ». J’admets : on m’y a (assidûment) invitée, mais j’ai décliné au vu de mes déplacements de l’année à venir et de l’incertitude de mon parcours professionnel à ce stade. Je reconsidérerai l’offre quand je serai fixée !
[10] Le terme « essence » désigne l’ensemble des caractères supposément irréductibles et premiers : tout comme une huile « essentielle » est obtenue par distillation et concentration maximale d’un végétal, on devrait pouvoir, selon les philosophes qui considèrent une essence, faire abstraction de tout ce qui est accidentel (par opposition à essentiel, tout ce qui est pour ainsi dire secondaire : par exemple, si on peut considérer que tous les humains ont un nez, sa forme est accidentelle, elle ne change pas la définition de l’être humain) pour déterminer l’essence d’une catégorie, ce qui la définit et la caractérise.
[11] Je ne me permettrais pas d’utiliser un « nous » sans avoir été expressément mandatée par le collectif, ce qui n’est pas le cas. Cependant, en tant que féministe GNiste, je ne m’exempte pas des avertissements listés à l’attention du groupe.