L’imitation, entre subversion et reproduction | 2017-10-07
Le jeu de rôle grandeur nature s’inscrit, pour reprendre la terminologie discutable de Roger Caillois (Les jeux et les hommes, 1958), entre mimicry et ilinx, entre le masque et le vertige : la catégorie éponyme de ce blog vise à explorer les limites et les apports de ces notions confrontées au GN.
Résumé : Cet article tente de poser les bases d’une réflexion sur l’imitation afin de pouvoir appliquer cette catégorie au GN dans des analyses à venir.
Abstract : This article attempts to lay the groundwork of a reflection about imitation in order to be able to apply this concept to larp in upcoming analysis.
Note : Ordinairement, les références sont en bas de page, parce qu’elles sont peu nombreuses. La bibliographie plus conséquente de cet article m’amène à procéder de façon plus académique, avec des renvois à la bibliographie de fin d’article.
Le jeu de rôle grandeur nature met en œuvre la production, collective et éphémère, d’un monde social partagé. En tant que tel, il est donc soumis aux mêmes contraintes d’intelligibilité et d’intersubjectivité que la réalité dominante, dans laquelle on s’inscrit depuis le berceau, progressivement et largement à notre insu : tout au long de notre vie, nous apprenons ainsi un langage, des postures, des gestes, des normes, des représentations, etc. qui rendent possible la communication et l’inscription réciproque des individus dans le « même » monde (en tout cas dans des mondes qui s’interpénètrent et se partagent). Faire de même en quelques heures, ou jours, n’est donc pas une mince affaire. Pour être intelligible en GN, pour être comprise, chaque personne se doit ainsi de puiser dans le bagage de représentations fourni par la réalité sociale dominante – en d’autres termes, de faire usage de stéréotypes, de lieux communs et de références partagées, qui agissent comme des « briques de sens » à l’aide desquelles le monde social spécifique du GN est bâti.
La manière dont nous puisons dans la réalité sociale dominante pour être compris·es, et ce en GN comme dans la vie quotidienne, est caractérisée par les catégories – proches mais pas identiques – de l’imitation et de la mimésis. Celles-ci sont, par essence, ambiguës : fondées sur la répétition d’un modèle, elles n’excluent cependant pas, semble-t-il, de s’écarter de celui-ci. C’est cette question que cet article introductif tâchera de traiter, d’une façon très académique je le crains (les besoins des réflexions futures imposent un débroussaillage substantiel du problème) : quelle place est laissée à l’invention dans une construction sociale qui ne cesse de se référer à des modèles ?
Quelques mots concernant la mimicry
Roger Caillois, dont l’ouvrage canonique n’en finit pas de dévoiler ses failles en même temps que sa capacité fort commode à constituer un point de départ des théories sociologiques des jeux, prétend répartir ceux-ci en quatre catégories : alea, le hasard, agôn, la compétition sportive, mimicry, le simulacre et ilinx, le vertige. Si, par exemple, le hasard et le vertige vont bien ensemble (le frisson ressenti au poker lorsqu’on mise sans savoir ce que nos adversaires ont en main en est une illustration), de même que la compétition et le spectacle (pensons simplement au catch), pour Caillois, ilinx et mimicry sont radicalement incompatible. Fichtre. Si vous aussi, vous pensiez qu’en GN, le simulacre se mettait au service du vertige en permettant, via des techniques, décors, costumes, etc., d’atteindre une immersion non seulement physique mais psychologique, détrompez-vous : selon Caillois, vous êtes au bord du délire psychotique. Non sans évolutionnisme nauséabond, en effet, il réserve la conjonction du simulacre et du vertige aux « sociétés primitives » (Caillois, 1958 p. 172) où « [l’homme] incarne alors, temporairement, les puissantes effrayantes, il les mime, il s’identifie à elles et, bientôt aliéné, en proie au délire, il se croit véritablement le dieu dont il s’est d’abord appliqué à prendre l’apparence au moyen d’un déguisement savant ou puéril » (ibid. p. 173). Bon appétit, vous reprendrez bien un peu d’ethnocentrisme avec votre paternalisme occidental ? (Car oui, Caillois divise les sociétés humaines entre sociétés à ludus, le jeu réglé, et sociétés à paidia (en grec, l’enfance), le jeu turbulent, spontané, bref, primitif – mais ce n’est pas le sujet de cet article.)
L’intuition erronée de Caillois a toutefois le mérite de nous mettre sur une piste : le rituel, outil par excellence de la reproduction des sociétés, se fonde sur le simulacre, l’artifice, la mise en scène, et le vertige qui les font oublier. Ainsi, une légère prise de recul peut nous amener à généraliser ce phénomène, à savoir : la construction du monde social se base sur la reproduction, inconsciente et vécue comme spontanée, de caractères préexistants. L’imitation et son dépassement sont ainsi au cœur de la construction sociale, comme elles sont, pour moi, au cœur de l’expérience du jeu de rôle grandeur nature. C’est en vertu de cette intuition que j’inaugure ici deux catégories de ce blog, qui sont en même temps des catégories propres – bien qu’imparfaites – à la réflexion sur le jeu, en particulier le GN : mimicry et ilinx.
La mimésis, l’imitation et la nature sociale de l’humain
Imitation et assujettissement
Pour Nélia Dias, « l’imitation est […] un acte intentionnel, présupposant un effort conscient de la part des individus en tant qu’agents. » (Dias, 2005 p. 6) : elle est donc volontaire, ou a minima, consentie. Pourtant, une définition d’Emmanuelle Saada dans le même numéro de la revue Terrain (n°44, mars 2005) semble invalider, quelques pages plus tard, cette conception qui présente l’imitation comme un acte volontaire : « l’imitation est le vecteur de l’intériorisation des influences du milieu », dit-elle (Saada, 2005 p. 22). C’est par l’imitation que l’environnement, essentiellement social (les déterminismes environnementaux comme le climat s’étant toujours révélés peu fructueux dans la tentative d’expliquer les actions humaines), exerce son influence sur l’individu : en imitant, on intériorise les normes, on s’efforce de s’y conformer. Ce n’est pas par hasard si l’imitation est souvent associée à l’enfance, puisque c’est effectivement par ce biais, en reproduisant les gestes et attitudes des adultes qui les entourent, que les enfants apprennent les usages et les codes auxquels iels devront se conformer en grandissant : toutefois, s’il est clair que c’est un des ressorts majeurs de l’apprentissage infantile, il serait faux de penser qu’une fois parvenu·e à l’âge adulte, on se départirait totalement de l’imitation. Le concept bien connu d’habitus, utilisé par le sociologue Pierre Bourdieu pour désigner l’ensemble des dispositions acquises par un individu dans un milieu social, est ainsi divisé entre habitus primaire, le plus fondamental, et secondaires, que l’on acquiert tout au long de sa vie en se familiarisant avec les différents milieux que l’on fréquente. Ainsi, nous développons, entre autres, un habitus spécifique à notre environnement professionnel, qui nous permet de blend in, de nous fondre dans le décor et d’en retirer le maximum de confort et d’efficacité. Si cela inclut, bien sûr, certaines compétences nécessaires, c’est bien plus essentiellement les attitudes, gestes, automatismes, façons de parler, etc. qui nous assurent de l’incorporation réussie de l’habitus.
Parce qu’elle est à la fois volontaire et subie, qu’on s’y efforce en même temps qu’on est façonné par nos milieux, l’imitation est caractéristique du double mouvement d’assujettissement et de subjectivation cher à Michel Foucault : en même temps qu’on se construit comme sujet (subjectivation), comme indépendant·e et cause de nos actes, on intériorise les mécanismes de pouvoir dont, s’y soumettant peu à peu, on devient… sujet, au sens d’assujettissement – comme on parle de sujets pour un·e monarque. Cette position ambivalente du sujet, tiraillé entre agentivité et soumission, est essentielle à comprendre à la fois ce qui rend l’imitation propre à assurer la reproduction sociale (quoi de plus tragique d’une petite fille jouant à la dînette ou, pire, à faire le ménage) et à en ébranler la parfaite répétition (la même enfant, qui en jouant, s’écarte délibérément de ce qu’elle a vu faire pour créer son propre monde dans lequel elle fait l’expérience de sa liberté, n’est-elle pas déjà dans une posture d’émancipation ?). Dias, qui s’interroge plus précisément sur l’imitation en contexte colonial, analyse ainsi que
« l’imitation est à la fois un processus de reproduction du semblable, impliquant la répétition d’un modèle, et une stratégie de détournement et de subversion pouvant, de ce fait, constituer une menace à l’ordre social » (Dias, 2005 p. 8)
La colonisation est un contexte social et historique propre à mettre en lumière l’assujettissement qui se cache derrière l’imitation : en effet, derrière les injonctions à l’assimilation, c’est tout un processus de légitimation de la domination qui se déploie, établissant une hiérarchie entre les cultures qui place les dominants du côté de ce qui est propre, civilisé, vrai, et les dominé·e·s du côté de l’inapproprié, du primitif, du dégénéré. Interdire le port de certains vêtements, discriminer les personnes présentant des couleurs de peaux, styles vestimentaires ou capillaires, tatouages, etc. sont le côté « dur » de l’exercice du pouvoir : le côté « mou », plus pernicieux, encourage, travaille sur l’imaginaire, récompense la conformité. Ainsi, la mode du « lissage brésilien », ou défrisage intensif des cheveux afro, cache une pression sociale écrasante associé à l’idéal blanc et riche de l’apparence, dont l’imitation psychotique de Mickael Jackson est le paroxysme dérangeant.
Oui mais voilà : si l’imitation est le signe de rapports de pouvoirs incorporés – littéralement, dans les corps –, elle contribue par là même à les rendre visibles, comme le fait l’excès de zèle du chanteur susnommé. En outre, si imiter c’est reproduire, ça n’en est pas moins produire : nous allons à présent tenter de mettre en évidence le caractère itératif – répétitif – de l’imitation en lui substituant le concept voisin de mimésis, et ainsi dévoiler sa puissance de subversion.
L’intériorisation du modèle
Pour Gunter Gebauer et Christoph Wulf, auteurs du livre Jeux, rituels, gestes, l’imitation, qui est à comprendre pour eux comme une simple reproduction du même, cède en matière de construction sociale à la mimésis. Celle-ci, qui est toujours conçue comme active (l’agir mimétique, dans lequel le corps occupe une place prépondérante),
« n’est pas la simple pratique d’un usage au sens d’une règle qu’on suivrait aveuglément, mais bien le fait de prendre des exemples ou des idéaux comme modèles » (Gebauer et Wulf, 2004 p. 3).
Cette définition comprend plusieurs tiroirs. D’abord, la mimésis est en premier lieu pratique, elle se réalise dans l’action, dans la reproduction d’un « usage », donc d’une pratique antérieure qui préexiste à notre propre agir mimétique. Cependant, parce que la relation de la mimésis à l’usage est sous le mode du modèle ou de l’idéal, elle doit nécessairement être comprise dans une forme de distanciation : un modèle, c’est quelque chose dont on s’inspire, qu’on essaie de reproduire mais sans se leurrer quant au fait que notre œuvre, pour fidèle qu’elle soit, ne sera jamais identique à ce qu’elle s’efforce de reproduire. En fait, « [d]ans l’agir mimétique, l’individu produit son propre monde, mais il se réfère pour cela à un autre monde qui est déjà là – en réalité ou en représentation » (ibid. p. 2) : nous prenons toustes pour référence, dans la construction de notre « monde » propre (notre réalité, composée des éléments syncrétiques que nous avons empruntés ailleurs et de l’inventivité dont nous faisons preuve), un monde commun caractérisé par sa présence en fait (par exemple, les caractères sexués de l’humain) ou en idée (l’assimilation de ces caractères à deux genres naturalisés). Le monde social partagé n’est ainsi rien d’autre qu’un « tronc commun » à nos mondes individuels qui s’entrelacent : le rapport mimétique dépasse donc la relation unilatérale de la copie vers l’original, qui est le propre de l’imitation. À la place, c’est comme une chaîne de ressemblance qui s’établit : chacun·e, s’inspirant du modèle, se l’approprie de sorte que la copie acquière à son tour l’autonomie de l’original – et ainsi de suite. Ce qui nous permet d’identifier des phénomènes comme, non identiques, mais semblables, c’est une « ressemblance de famille », selon les mots que Gebauer et Wulf empruntent au philosophe Ludwig Wittgenstein, auteur du Tractatus logico-philosophicus (1921 – cité dans Gebauer et Wulf, 2004 p. 9) : c’est pourquoi lorsque nous voyons au cinéma la représentation d’une fête religieuse, nous comprenons immédiatement qu’il s’agit de cela même si ça n’a objectivement pas grand-chose à voir avec celles que nous avons pu vivre ou observer – nous sentons, parce que nous percevons inconsciemment le réseau d’analogies, de références et de représentations impliquées, qu’il s’agit de la même chose.
La subtilité de la mimésis consiste donc en sa capacité à recréer, en chaque point de la toile relationnelle qu’elle tisse, un original, qui s’inspire et s’émancipe du fond diffus du consensus social qui dit « ceci est femme » mais échoue toujours irrémédiablement, qu’importe la violence de son exercice, à fermer les portes de la catégorie. Or, c’est précisément parce que la mimésis consiste en des actes continus de ressemblance, en une chaîne dont chaque maillon diffère légèrement des autres par l’appropriation qui en est faite par le sujet de l’acte mimétique, que le changement est possible.
Itération et subversion : du pareil au mème [1] ?
Le mème est l’équivalent social du gène : il s’agit, selon Wikipédia (qui constitue, rappelons-le, l’encyclopédie la plus complète et la plus fiable), d’un « élément culturel reconnaissable répliqué et transmis par l’imitation du comportement d’un individu par d’autres individus ». Si cette définition présente toujours de façon implicite la notion d’original (un suivi par d’autres), aboutissant à un développement en étoile plutôt que linéaire, elle se rapproche aisément de la mimésis telle que décrite par Gebauer et Wulf : le mème est caractérisé par la réplication, obtenue par imitation, d’un comportement. Nous connaissons ce terme principalement par les mèmes internet : le déploiement ultra-rapide de ceux qui réussissent à percer le champ impitoyable de l’avant-garde 9gag-esque (non, ne riez pas) offre de fait une illustration presque métaphorique de ce qui se passe dans le monde social.
Le biologiste Jacques Monod, dans son essai Le Hasard et la Nécessité, prétend dépasser la naïveté des théories finalistes du vivant (caractérisées par l’idée que la fin, par exemple l’être humain, prédétermine les processus qui aboutissent à son développement : c’est l’idée du destin, pré-écrit, de l’individu) sans adhérer non plus à une conception chaotique. À partir d’une phrase qu’il attribue à Démocrite, « Tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité » [2], il avance ainsi que l’évolution est d’abord le fruit du hasard – de la réplication maladroite de gènes qui s’en trouvent altérés –, puis de la nécessité qui sélectionne impitoyablement les événements heureux et malheureux, à la manière de l’audience impassible qui sanctionne d’un « J’aime » l’avenir internautique d’un propos ou d’une image.
L’existence d’animaux comme les crevettes mantes devrait vous convaincre du formidable potentiel d’un tel processus, que l’on qualifie d’itératif parce qu’il est basé sur la répétition : « la mimésis [d’après Platon] agit sur la psyché de façon subconsciente et tend vers une propagation épidémique » (Gebauer et Wulf, 2004 p. 10). Well said, Plato : avec le risque immense de contagion sociale que présente l’agir mimétique que déploient les humains en toutes circonstances, chaque itération déviante, chaque réappropriation trop personnelle risque de déclencher une véritable épidémie de subversion. Le monde social est dans une relation de réciprocité générale avec les sujets qui le peuplent : allez, je le dis – excusez ma légère obsession –, le rapport entre les deux est dialectique. Comprendre le monde social comme un ensemble de processus itératifs basés sur la tendance de l’humain à l’imitation et à ses dérivés mimétiques – inspiration, conformation, caricature… – éclaire, je pense, la façon dont l’individu a prise sur son environnement et, plus fondamentalement, comment évolue une société. De façon performative, en somme : c’est à travers les formes actives que lui donnent les individus et la foi qu’ils prêtent en leur performance qu’un phénomène finit par apparaître comme normal alors qu’il n’est que normatif.
Dévoiler l’arbitraire
Emmanuelle Saada, à laquelle nous avons brièvement fait référence au début de cet article et qui se penche sur l’imitation en contexte colonial (Saada, 2005), défend la thèse d’une « bonne distance », d’un dosage précis de l’imitation qui fait d’elle tantôt un instrument de pouvoir, tantôt de contestation. En effet, l’imitation des colons par les indigènes, lorsqu’elle est trop bien faite, dévoile l’arbitraire des catégories identitaires des dominants : que faire en effet lorsque cet·te indigène primitif·ve que l’on prend de haut parle comme nous, s’habille comme nous, s’avère capable de ces mêmes choses dont nous glorifions notre civilisation supérieure et, en définitive, ne se sépare plus de nous que par la couleur de sa peau ? « L’imitation est à la fois un vecteur essentiel de l’assimilation des indigènes et une menace pour la reproduction des identités européennes outre-mer » (Saada, 2005 p. 29), puisqu’elle conteste la naturalité de celles-ci – qu’elle dévoile que l’identité est performance, n’est qu’une performance – « le résultat éminemment fragile d’une imitation à toujours recommencer et qui suppose l’insertion des individus dans des réseaux serrés et denses d’interaction » (ibid. p. 31) pour être crédible. « [L]’imitation oblige donc l’Européen à une constante performance identitaire » (ibid. p. 30).
Une association d’idées un peu sauvage me fait assimiler le malaise ressenti face à une imitation trop juste à la fameuse « vallée de l’étrange » théorisée par le roboticien Masahiro Mori : les traits humanoïdes d’une machine, qui facilitent d’emblée son appréhension par l’humain, provoquent au contraire un rejet lorsque la ressemblance est trop frappante. Un robot humanoïde est rassurant : un robot humain est effrayant, puisqu’il interroge les fondements mêmes de ce qui nous définit comme des êtres humains (au passage, je vous conseille Blade Runner 2049, j’ai vraiment aimé). Il en est de même pour les catégories qui régissent la division du monde en classes sociales, races, genres et orientations sexuelles : dominé·e·s, approchez-vous trop des sphères de pouvoir que ceux qui les occupent vous en rejettent avec véhémence car vous perturbez le confort rassurant de l’entre-soi et de l’auto-justification.
D’ailleurs, si l’imitation quand elle est exacte dérange, elle bénéficie également d’un autre ressort de subversion – lorsqu’elle dépasse : la caricature, imitation qui déforme. C’est à travers le genre que m’est apparue dans toute son ampleur la question de la performance identitaire, avec bien entendu Judith Butler que j’ai déjà citée : pas étonnant, donc, que je perçoive dans la question, encore nouvelle pour moi, du drag, tant de perspectives concernant le pouvoir immense de la mimicry dans la remise en question des catégories naturalisées du social. L’anthropologue Esther Newton publie, en 1972, une ethnographie dont je ne peux que déplorer qu’elle n’aille pas plus loin, mais qui ouvre la réflexion : à travers sa fréquentation des female impersonators, que l’on traduirait en français par travestis (même si la traduction inversée donnerait plutôt transvestite, catégorie qui laisse de côté l’appartenance au monde du spectacle) et qu’on nomme plus volontiers drag queen, elle met ainsi de l’eau au moulin de la sempiternelle question « le drag est-il sexiste ou subversif ? ».
« L’effet du système drag est d’arracher les rôles de sexe [3] à ce qui est supposé les déterminer, c’est-à-dire le sexe génital. Les gays savent que les comportements typiques des sexes peuvent être atteints [acquis], contrairement à ce qu’on considère couramment. […] si le comportement assimilé à un rôle de sexe peut être acquis par le « mauvais » sexe, il suit logiquement qu’en réalité il est également acquis, et non inné, chez le « bon » sexe. Les anthropologues disent que le rôle de sexe est appris. Le monde gay, via les drag, dit que le rôle de sexe est une apparence : il est « dehors ». Il peut être manipulé à volonté. » [4]
Conclusion (ce n’est que le début)
L’imitation (terme que je préfère pour l’heure à mimésis), naturelle à l’humain, est un processus ambigu, entre reproduction sociale et subversion : de même, il me semble que le GN, forme spécifique d’agir mimétique, puisse être l’une ou l’autre. Ainsi, j’essaierai bientôt de me pencher sur mes expériences de jeux et mes discussions afin de prendre la mesure de ce qu’il est, dans le GN nordique du Sud-Ouest de la France surtout, et de ce qu’il peut être. J’ai déjà dit ailleurs qu’on ne pouvait pas faire la révolution avec le (labo)GN : mais il se pourrait que ce soit un bon début, ou du moins, que s’ouvrent avec lui des perspectives de lutte.
Bibliographie
- CAILLOIS, R., Les jeux et les hommes : le masque et le vertige, Folio Essais, La Flèche, 1991 [1958].
- DIAS, N., « Imitation et Anthropologie », in Terrain, 44, 2005, pp. 5-18 [en ligne]
- GEBAUER, G., WULF, C., Jeux, rituels, gestes : les fondements mimétiques de l’action sociale, Anthropos, Paris, 2004.
- NEWTON, E., Mother Camp: Female Impersonators in America, University of Chicago Press, Chicago, 1972.
- SAADA, E., « Entre « assimilisation » et « décivilisation » : l’imitation et le projet colonial répluplicain », in Terrain, 44, 2005, pp. 18-38 [en ligne]
- SHERMAN, D., « Paradis à vendre : tourisme et imitation en Polynésie Française (1958-1971) », in Terrain, 44, 2005, pp. 39-56 [en ligne]
[1] Pardon. Et si vous aussi ça vous met Lolita d’Alizée dans la tête, vous avez le droit de déposer une réclamation.
[2] Un nouveau merci à Wikipédia, qui vient de transformer un vague « c’est qui déjà le gars qui a dit… », issu d’un souvenir poussiéreux de philo du lycée, en propos sourcé. Et je ne dis pas ça parce que c’est l’heure de leur appel aux dons.
[3] Je serais plus à l’aise avec une traduction par « genre », plus approprié, mais ce n’est pas le mot qu’utilise l’autrice.
[4] Enjoy ma mauvaise traduction. « the effect of the drag system is to wrench the sex roles loose from that which supposedly determines them, that is, genital sex. Gay people know that sex-typed behaviour can be achieved, contrary to what is popularly believed. […] if sex-role behavior can be achieved by the “wrong” sex, it logically follows that it is in reality also achieved, not inherited, by the “right” sex. Anthropologists say that sex-role behavior is learned. The gay world, via drag, says that sex-role behavior is an appearance ; it is « outside. » It can be manipulated at will. » (Newton, 1972 p. 103)