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Le GN contre la structure – Partie I : hétérotopie et communitas (1/2) | 2017-09-xx

« Le GN contre la structure » est une série d’articles qui vise à questionner les effets sociaux et collectifs du GN, en mettant l’accent sur son caractère subversif.
Ce double article parle de GN, de création, de subversion et de communauté. Il fait usage de deux concepts majeurs, l’hétérotopie de Michel Foucault et la communitas de Victor Turner, qu’il tente d’expliciter en les appliquant à une expérience singulière : celle de LaboGN 2017.
Dans cette première partie, j’ai recours au concept d’hétérotopie pour décrire la façon dont LaboGN se rapporte à la réalité sociale dominante par référence et opposition. J’y aborde aussi brièvement les notions de négativité et de dialectique.

La semaine dernière, je suis allée à LaboGN. Pour décrire en quelques mots ce qui ne se laisse pas cerner en mille, il s’agit d’une convention dédiée au jeu de rôle grandeur nature, à son design et sa théorisation, qui se déroule chaque été sur une semaine en pension complète. En pratique, c’est une expérience communautaire singulière, régie par des règles qui n’en sont pas et des normes qui ne veulent pas l’être, où l’impératif souverain de bienveillance crée les conditions de l’aplanissement des différences d’âge, de genre, de validité, de sexualité ou de classe (je dirais bien de race, néanmoins, à une exception près les participant·e·s étaient blanc·he·s, reportant le dépassement de ce clivage là à plus tard). C’est également, peut-être plus fondamentalement, un espace d’émulation créatrice et intellectuelle : c’est de cela que je veux parler ici, quoiqu’il me faille auparavant faire un détour qui je l’espère, contribuera à poser mon propos et mon objet.

Espaces autres

Dans un livret distribué à chacun·e en début de séjour, LaboGN est revendiqué, non sans paradoxe, comme un « espace autonome et utopiste […] où la communauté du GN de demain va se dessiner : autonome, ouverte, féministe, inclusive, proactive, ambitieuse, créative, amoureuse ».

Drôle de chose qu’un espace qui se réclame utopiste, soit, pour le prendre littéralement, un espace qui aspire à n’être nulle part, u-topos, sans lieu. Bien sûr, on a vite fait de comprendre qu’utopie signifie ici rêve, ambition, projet – but vers lequel on tend, sans se leurrer quant au fait que la destination ne sera jamais atteinte, mais qu’on s’en inspirera bien plutôt pour faire meilleur voyage. LaboGN n’aspire pas à être nulle part, mais il aspire, au contraire, à être autre part : cet autre part, Foucault, dans une conférence tenue en 1966 sur France-culture [1], le nomme hétérotopie.

Les hétérotopies sont des « sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles […] tous les emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés » [2]. Elles ne sont ni nulle part, ni là – elles sont, dans les termes de Foucault, des «  contre-espaces » (2009, p. 24) – : qu’est-ce à dire ?

Ici et là-bas

« Ailleurs », « différent», « contre » : tous ces termes sont déictiques, c’est-à-dire qu’ils nécessitent, pour être compris, des informations contextuelles – en l’occurrence, un lieu zéro, un point de référence d’où faire partir le sens. Si je veux être ailleurs, c’est que je suis ici, si je veux être différent·e, c’est que je suis ainsi, et si je suis contre c’est que j’ai quelque chose auquel m’opposer – alors que, par exemple, « Madrid » renvoie au même lieu quel que soit celui où on le prononce.

Tous ces points de départ dont l’hétérotopie se distingue, Foucault les rassemble sous un terme aussi banal qu’énigmatique : « la culture ». La belle affaire. Sans se risquer à une périlleuse définition de celle-ci, nous pouvons nous contenter – introduisant déjà, par ruse, un parallèle avec Turner, que nous verrons plus tard – de considérer que la culture comprend tout ce qui permet à une société d’exister comme telle, c’est-à-dire en premier lieu des institutions – politiques, religieuses, linguistiques… – qui lui donnent forme et produisent des normes au sein desquelles la vie sociale est permise, conditionnée et encadrée. L’école, par exemple, est un espace ancré dans la culture : on y apprend à lire une langue qui est celle de la société dans laquelle on vit, à l’aide de textes qui en peignent les mœurs, l’histoire et le fonctionnement ; on y apprend à se c]omporter «  en société », on y obéit à des lois qu’on apprend à considérer comme justes, etc. L’école participe de la culture, elle en est un topos, un lieu commun [3] – parmi tant d’autres.

Voilà grossièrement établi le lieu zéro par contraste avec lequel les hétérotopies s’établissent : pas facile toutefois de les trouver, elles, noyées qu’elles sont dans l’abondance des lieux au sens propre. Foucault, dont une obsession avouée est de créer une science des espaces autres, une «  hétérotopologie », donne des astuces pour les débusquer (ou plutôt, sans les en chasser, les surprendre là où elles sont) : la première tient au fait qu’elles sont souvent des lieux, pour ainsi dire, superposés. Il prend pour exemples, entre autres, la scène de théâtre, qui se transforme sans cesse en des lieux étrangers – visibles ou non –, ou encore le musée, qui lui voit se superposer non seulement des lieux, mais des moments, des couches de temps qui s’entasse au lieu de couler comme il le fait partout ailleurs. Du théâtre, l’esprit bondit aisément vers le GN, qui comme lui, déguise des lieux en d’autres, convoque une muraille à partir d’une barricade de fortune ou une chambre d’exécution d’une chaise et un spot lumineux : toutefois, le propos concerne ici non le GN en général, mais LaboGN – et quoiqu’à mon sens, l’hétérotopie qu’est LaboGN soit intimement conditionnée par la nature de la pratique qu’elle promeut, je dois remettre cette réflexion-là, sinon à un autre lieu, au moins à un autre temps. La question reste donc : de quelle façon LaboGN est-il une hétérotopie ?

Représentation, contestation, inversion

C’est non sans ironie que je prends connaissance du premier résultat que Google affiche lorsque je cherche « pensée négative » : « la pensée négative, comment s’en libérer ? » interroge un obscur site de pseudo-psychologie. Loin, loin derrière – en vérité, j’y accède seulement en ajoutant le mot clé « philosophie » – se trouve le sens que je lui prête : penser les choses, non seulement en tant qu’elles sont, mais en tant qu’elles ne sont pas. Cette méthode est au cœur de la théorie critique et du matérialisme dialectique : cependant, sous peine de mettre le doigt dans un engrenage qui finirait par me broyer, je m’abstiendrai de faire référence à quiconque dont je pusse par accident trahir la pensée (ou mon incompétence), et me contenterai de ce que j’en ai tiré.

Penser en négatif a un sens presque photographique : le négatif d’une photo, l’impression lumineuse laissée sur la pellicule, fait apparaître avec une clarté éblouissante des espaces qui, sur la photo elle-même, sont noirs, vides. Réciproquement, les sujets qui apparaissent clairement sur la photographie se découpent seulement, en ombre chinoises, sur le fond qui se retrouve alors mis à l’honneur. Penser en négatif, c’est en quelque sorte ça : prêter attention au fond sur lequel se découpe le sujet. La langue de bois, procédé rhétorique dont médias et personnalités publiques font commerce, est toute bâtie de négativité, qu’elle rejette le plus loin possible en arrière-plan : c’est pourquoi la question « la pensée négative, comment s’en libérer ? » me paraît à ce point ironique – se libérer de la pensée négative, c’est à coup sûr s’aliéner à la pensée positive, donc aux lois et au cadre social dominant. Aux élèves auxquels je donne à l’occasion des cours de philosophie, je dessine un cadre, un simple rectangle, sans épaisseur ni contenu : tou·te·s, quand je leur demande de me le décrire, me disent qu’il a un intérieur, quand bien peu pensent au fait qu’il a aussi un extérieur. La pensée négative est la pensée de la marge, c’est celle qui se demande : «  quand je ferme ma porte à clé, qui est-ce que j’empêche de rentrer ? », « si je définis ce qu’est une femme, qui est-ce que j’empêche de l’être ? », etc. C’est la conscience qu’il n’y a pas de dedans sans dehors, de nous sans elleux, etc.

Selon la définition que nous empruntions à Foucault en introduction [4], les hétérotopies sont de purs produits de la négativité : elles se rapportent au cadre normatif, le «  plein », le positif – pour rappel, on nomme « droit positif » l’ensemble effectif des lois –, dans un rapport de référence ou ’opposition. Représenter, c’est rendre présent à nouveau, mais c’est aussi, paradoxalement, mettre à distance par l’usage d’un média ou support comme l’image, la métaphore, l’imitation ou le jeu, qui se posent en intermédiaires avec la réalité à laquelle il est fait référence. Contester, c’est refuser à une chose, une personne ou un état de fait son caractère d’évidence, autrement dit s’opposer à une domination. Inverser, c’est retourner quelque chose contre elle-même, la mettre sens dessus dessous, changer son orientation. Je rajouterais, quant à moi, une autre relation de l’hétérotopie au cadre : la subversion. Subvertir, c’est renverser un ordre, un état, une norme à partir d’elle-même, en la retournant, en utilisant ce qu’elle renfermait en négatif. Par exemple, une personne identifiée homme qui porte du maquillage a un comportement subversif car elle utilise, pour renverser le cadre du genre « homme », un caractère du genre défini négativement par rapport à celui-ci, le genre «  femme » (bien entendu, l’inverse est aussi vrai – une personne identifiée femme qui porte une barbe, par exemple symétrique, a un comportement subversif puisqu’elle emprunte au genre « homme »).

Le projet LaboGN est négatif. La revendication même d’« espace utopiste » l’est, car l’utopie est un objet négatif, un non-lieu. En ce sens, elle est un objet dialectique : non, ne partez pas ! C’est bientôt fini promis ! La dialectique est un mode de pensée analytique qui s’appuie sur les contradictions de la réalité pour les dépasser. Elle se rapporte d’abord intuitivement au dialogue : comme lui, c’est un mouvement d’aller-retour entre plusieurs éléments, tels par exemple, la réalité et l’utopie. Concrètement, ça veut dire que la réalité emprunte à l’utopie pour progresser, tandis que celle-ci, prenant acte du déroulement effectif des choses, évolue afin de devenir plus adéquate, plus efficace.

Labo dialectique, hétérotopie critique

« Quand vous discutez en groupe, gardez toujours une place vide pour montrer que n’importe qui peut venir s’ajouter à la conversation ». C’est la règle de la chaise vide, telle que préconisée par le livret du LaboGN 2017. Ben vous savez quoi ? Ça ne s’est pas toujours passé comme ça. Parfois, j’ai essayé de rejoindre une discussion, et on ne m’y a pas accueillie. Parfois, c’est sciemment que je n’ai pas laissé de chaise à ma table, etc. C’est bien normal ! Mais alors, LaboGN, c’est comme partout ailleurs ? Pas vraiment : la règle de la chaise vide, ça vient nous prendre par la main, nous dire « vous savez, il est possible que des gens aient envie de discuter avec vous et il est possible pour vous de faire en sorte que ce soit le cas ». Ça vient balayer une norme, contester l’imperméabilité des groupes sociaux, inverser le cours normal d’une conversation – la chaise vide, ça représente les modalités ordinaires de rassemblement et le rejet qu’elles créent en négatif. En cela, LaboGN est un ailleurs, un lieu véritablement autre qui se réalise dans un rapport critique au cadre normatif.

Dans la « vraie vie », dans la réalité pleine et entière de la structure sociale, un·e prof, un·e élève, un·e agent·e d’entretien et un·e étudiant·e ne se retrouvent pas à parler philosophie ensemble. Pourtant, c’est ce qui s’est passé chaque jour à LaboGN. C’est aussi l’objet du jeu que j’y ai écrit avec une personne que je n’avais jamais rencontrée auparavant : mais c’est une autre histoire, qui parlera de moment charnière, de communitas et de création collective.


[1] FOUCAULT, M.. « Les hétérotopies » in Le corps utopique, les hétérotopies, Nouvelles Editions Lignes, 2009, pp. 21-36.
[2] FOUCAULT, M.. Dits et écrits 1984, «  Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967) », in Architecture, Mouvement, Continuité, 5, octobre 1984, pp. 46-49.
[3] Qu’on m’ôte cette manie de digresser sur des digressions au motif d’un jeu de mots, mais là encore, pun intended : un lieu commun, c’est un cliché, mais c’est aussi littéralement un espace que l’on partage – vous l’aurez compris : c’est de cet espace, usé, normé, conformiste, que s’éloigne l’hétérotopie.
[4] Je pense à toi, lecteur·ice, qui t’es perdu·e par ma faute : les hétérotopies sont des « sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles […] tous les emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés » (ref. plus haut).