Le GN contre la structure – Partie I : hétérotopie et communitas (2/2) | 2017-09-xx
« Le GN contre la structure » est une série d’articles qui vise à questionner les effets sociaux et collectifs du GN, en mettant l’accent sur son caractère subversif.
Ce double article parle de GN, de création, de subversion et de communauté. Il fait usage de deux concepts majeurs, l’hétérotopie de Michel Foucault et la communitas de Victor Turner, qu’il tente d’expliciter en les appliquant à une expérience singulière : celle de LaboGN 2017.
Dans cet article, j’utilise les concepts de liminarité et communitas pour appréhender les modes relationnels spécifiques permis par LaboGN, en m’appuyant notamment sur l’écriture collective d’un jeu. Cette réflexion dépend du précédent développement sur l’hétérotopie foucaldienne.
Dans l’épisode précédent, je vous parlais de mon expérience de LaboGN 2017 sous le prisme de l’hétérotopie de Michel Foucault dans un premier article de la catégorie-projet « Le GN contre la structure ». J’y décrivais LaboGN, convention de GN polymorphe a mi-chemin de la colonie de vacances pour adultes, comme un « espace autre », un lieu qui se distingue radicalement de ce que Foucault rassemble sous le terme de culture et auquel je substituerai aujourd’hui le terme de structure. C’est la relation critique que LaboGN, comme lieu et comme intention, entretient avec celle-ci, qui m’amenait à en souligner le caractère hétérotopique, la qualité d’ailleurs véritable et subversif.
Toutefois, puisque le lieu, pour spécifique qu’il soit, importe moins que les relations dont il est le cadre, je voudrais partager ici une expérience singulière : écrire ensemble.
Charnière
Lundi 21 août au matin, je me suis rendue, me conformant au programme qui en annonçait la tenue quotidienne, à l’atelier d’écriture de LaboGN, animé par Pauline. Arrivée tard dans la nuit car mon week-end était occupé à un GN sur lequel j’étais photographe, je découvrais pour la plupart ces visages, nombreux, qui m’entouraient. Je me sentais mal à l’aise, étrangère. La moindre de mes interventions, ma façon de m’asseoir à l’envers, accoudée au dossier de la chaise pour alléger mon dos, mes sourires nerveux, tout en moi me paraissait gauche, artificiel, bizarre – d’une façon qui me semblait ne pas être celle que les gens d’ici, bizarres à leur manière, embrassaient.
Néanmoins, je tenais à être là. C’était pour ainsi dire mon défi, cet atelier : je voulais écrire pendant LaboGN, et, plus encore, je voulais écrire avec quelqu’un. Très vite, alors que la parole va de personne en personne le long du cercle – nous sommes une vingtaine – afin de se présenter, je réalise que ce défi n’est pas une mince affaire.
Les « règles » de l’atelier sont simples : ici, nous définissons des thèmes ou des angles d’attaque, nous réfléchissons individuellement, puis collectivement, à des ébauches de jeux, et nous formons des groupes afin de les concrétiser. Certains de ces jeux seront organisés jeudi ou vendredi, le label « Made in LaboGN 2017 » ajouté à la main par Pauline sur le tableau d’affichage. Pour l’heure en ce lundi matin, le premier travail – et non le moindre – consiste en l’établissement de « contraintes » (guides plutôt, très vite contournés), pour orienter l’atelier. Pauline, afin de lancer la série de propositions, en fait quelques-unes : le consensus se porte sur celle d’utiliser le lieu dans lequel nous sommes, un lycée catholique installé dans un très vieux bâtiment aux immenses escaliers de pierre, équipé de nombreuses salles et même d’une chapelle – pour idéologiquement dérangeante que soit celle-ci dans un établissement scolaire, elle n’en demeure pas moins un lieu très exploitable en GN. D’autres propositions sont faites sans être adoptées : utiliser les paroles d’une chanson, propose par exemple Cécile. Je propose quant à moi, mue par ce qui semble être mon obsession du moment en matière d’écriture de jeux, que ceux écrits ici soient feel-good, c’est-à-dire qu’ils tentent d’amener les joueur-euses à se sentir bien à la fin : au prix de quelques exclamations effarées – il est vrai que la contrainte est de taille, le malheur étant une source dans laquelle il est bien plus facile de puiser –, elle est acceptée, quoique vite laissée de côté dans le design.
Nous nous dispersons ensuite afin de puiser de l’inspiration dans les vieux murs de l’établissement, pour ensuite nous retrouver, quelques minutes plus tard, afin de partager en hâte nos idées avant que l’heure ne soit venue de laisser la place à l’atelier suivant. Errant comme les autres, quoique sans trop y croire, je tombe devant l’une des nombreuses fresques peintes sur les murs : au-dessus d’une femme mains sur les hanches, portant son regard haut sur un ailleurs que nous ne pouvons pas voir, une phrase tracée en lettres colorées affirme « le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi ». Je ne vous le cache pas, cette maxime me donne immédiatement la nausée. Assortie à l’œil inquisiteur du personnage qui l’accompagne, elle dégouline de moralisation inquiétante adoucie de fausse poésie : qu’à cela ne tienne, me dis-je, quitte à utiliser le lieu, autant le faire vraiment.
Toutefois, je ne partage pas mon idée, par pudeur, inconfort, défiance. Écoutant celles des autres, je leur reconnais parfois un intérêt narratif, d’autres, rares, piquent ma curiosité par leur originalité, comme celle, qui s’avérera donner mon meilleur GN de la semaine, de prendre pour base l’arrivée des réseaux sociaux pour des gamins des années 90 [1]. Mais je ne me rallie à aucune d’elles pas plus que je ne partage la mienne, trop épuisée physiquement et moralement pour me lancer dans cet exercice. En sortant, je rumine, dépitée, ce que je perçois déjà comme un échec.
Heureusement, le soir même, une rencontre inopinée avec Manu·e, qui sur un « tu m’es sympathique, j’aimerais bien discuter avec toi » brise mon isolement, ravive le souhait initial de l’écriture collective et le rend possible. Elle n’a jamais écrit de jeu, elle n’a jamais osé ; sa façon de penser, très directe comme en témoigne l’apostrophe première, m’interpelle. Alors que nous rangeons en hâte nos plateaux pour passer au premier debriefing quotidien, je lui demande si elle veut écrire un jeu avec moi ; elle accepte. Le lendemain, nous nous croisons et, en une heure trente d’un échange soutenu, nous concevons Charnière.
Mise en abyme du lien social
Charnière, c’est un jeu sur la rencontre, le changement, et la banalité du quotidien. C’est un jeu qui se place à un de ces moments d’entre-deux, où parce que ce qui s’est passé avant semble déjà loin derrière et ce qui se passera après ne peut qu’être espéré ou redouté, mais pas attendu, le présent prend une teneur particulière, une lenteur et une saveur étranges : où, parce qu’iels partagent, chacune à leur façon, un moment charnière, un·e vielle·ux professeur, un·e élève de troisième, un·e agent·e de nettoyage et un·e surveillant·e peuvent se retrouver à discuter ensemble d’une phrase peinte sur un mur du collège.
Ces moments, que j’appelle ici charnière, l’anthropologie les nomme liminaires, selon les travaux d’Arnold Van Gennep sur la structure du rituel. La liminarité, ou liminalité (liminality en anglais), qualifie ainsi la période durant laquelle un individu se situe entre deux statuts sociaux, sur le seuil (c’est le sens du latin limen dont est issu le terme) : par exemple, dans les sociétés à initiation, pour lesquelles le passage à l’âge adulte fait l’objet d’une séparation plus ou moins longue avec la mère, l’entre-deux, où l’individu a perdu son statut d’enfant mais n’a pas encore acquis son statut d’homme ou de femme, est une période liminaire. Selon l’anthropologue Victor Turner [2], la liminarité va de pair avec une modalité spécifique du lien social : la communitas.
Le terme communitas, emprunté au latin pour se distinguer de celui de communauté ou community, est à proprement parler une anti-structure, c’est-à-dire, pour reprendre le vocabulaire développé dans le précédent article, le négatif de la structure. Si vous l’avez lu, vous savez déjà où je veux en venir : il ne peut y avoir de communitas sans structure, de même qu’une structure sans périodes liminaires, sans charnières où se développe la communitas, est totalitaire et intenable. Toutefois, nous viendrons à ceci plus tard : pour l’heure, il s’agit de comprendre, en premier lieu, ce que Turner appelle structure – et qui fait l’objet, pour l’instant vague, de la série d’articles à laquelle celui-ci participe.
Ici, bien sûr, la structure fait référence à la structure sociale : elle peut ainsi être comprise comme englobant l’ensemble des éléments qui agencent et composent la société (institutions, règles, normes… mais aussi agents individuels et humains) et les relations qu’ils entretiennent entre eux. Turner, dans son livre The Ritual Process: Structure and Anti-Structure sur lequel je me base ici, fait le tour de plusieurs définitions avant d’en recouper les points communs et d’aboutir à l’idée que la structure est « une organisation superorganique [i. e. qui dépasse la simple somme de ses organes, de ses composantes individuelles] de parties et de positions, soumises à des modifications plus ou moins graduelles, qui persiste dans le temps » [3]. Bref, la structure, c’est – pour revenir au sens premier des mots, mode de définition que j’affectionne – un assemblage organisé d’éléments disparates qui, mis ensemble, produisent le cadre dans lequel les rapports sociaux et les individus sont régulés et distingués. Par exemple, les classes sociales, c’est-à-dire la manière dont les individus sont distribués sur une échelle économique, symbolique, légale ou religieuse, de prestige, d’influence, de droits et devoirs – et caetera –, forment une, sinon la structure sociale dominante. A l’intérieur des classes sociales, cependant, d’autres distinctions peuvent se déployer de façon différenciée et ainsi établir des structures complémentaires ou alternatives, comme les distinctions de race, de genre ou de sexualité [4].
Ainsi, qu’est-ce à dire que « la communitas émerge là où la structure sociale est absente » [5] ? D’abord, que la communitas est un mode d’interaction ou de lien social qui s’affranchit des distinctions structurellement établies – elle est horizontale et a-hiérarchique. Ensuite, qu’elle trouve à se déployer dans les lieux où la structure n’est pas là, soit qu’on l’en ait bannie soit qu’elle les ait délaissés, comme les marges ou les milieux de pauvreté extrême : ainsi, la communitas, caractéristique des moments charnières ou liminaires, l’est aussi des hétérotopies. La boucle est bouclée : LaboGN, hétérotopie critique, est un espace d’aplanissement des différences sociales, ou plutôt de négation de celles-ci puisqu’il n’y a aucun moyen a priori de connaître le statut de personnes rencontrées là – dans les termes de Turner, c’est « un temps et un lieu de retrait des modes ordinaires d’action sociale » [6]. En conséquence, les liens sociaux qui s’y déploient, libérées du carcan structurel, ont la qualité de la communitas, rendant possible le fait d’écrire un jeu avec une personne dont on ne sait à peu près rien et qu’on ne connaît pas, mais qui est par défaut notre égale. Que Charnière, jeu qui met en scène un dialogue permis seulement par le caractère liminaire de la situation d’énonciation, ait été produit au sein des limites spatiales et temporelles d’une hétérotopie, réalise ainsi une singulière mise en abyme : d’autant plus, en vérité, qu’aucune de ces réflexions ne m’était alors consciente.
Risques et perversions
LaboGN, idéal de vie et de lien social ? Peut-être : mais un idéal n’est jamais que cela – une idée, parfaite, inaccessible et surtout, coupée du réel. Nous avons dit, dans le précédent article, que si LaboGN peut être utopiste, c’est que ce n’est pas une utopie mais une hétérotopie, un lieu autre et non pas un « nulle part ». De même, si la communitas peut s’y déployer, c’est que c’est un moment liminaire, un entre-deux. Dans les deux cas, hétérotopie et communitas, l’expérience singulière qui y est permise dépend de ce dont elles se font la négation : la réalité sociale dominante, qu’on la nomme culture, structure ou autrement. Il n’y a pas d’anti-structure sans structure et, en conséquence, toute communitas qui prétendrait s’émanciper de sa position liminaire retomberait dans l’écueil de la structure, avec la force supplémentaire conférée par la certitude de détenir la réponse aux maux de la société dont elle s’extrait : aussi le totalitarisme est-il une pathologie fréquente de la communitas, qu’elle risque de contracter à chaque fois qu’elle tâche d’étendre les limites spatiales et temporelles de son exercice. Il est possible de, comme Turner, diagnostiquer de la sorte – quoique cela puisse mener à un certain fatalisme – l’échec des communismes : cependant, si je me risque à une analyse plus spécifique de ce fait-là, ce ne sera pas dans ce texte. En outre, le caractère dialectique de la société et du rapport entre utopie et réel, comme évoqué dans le précédent article, donne un caractère performatif à celle-là : si « la société semble être un processus plutôt qu’une chose – un processus dialectique d’alternance entre structure et communitas » [7], alors la communitas produit des effets sur la structure.
Néanmoins, un de ces effets, pervers, est bel et bien le renforcement de celle-ci : en offrant des échappatoires temporaires, des soupapes par lesquelles relâcher la pression, les moments de communitas contribuent à soutenir la structure dont ils produisent une émancipation fugace. Si toutes les sociétés ont besoin de ces lieux et ces moments alternatifs ou liminaires, c’est que « la structure totale de l’équation [sociale] dépend de ses signes négatifs autant que des positifs » [8]. Vaine, l’expérience LaboGN ? Pas tout à fait : critique, elle porte tout de même en elle des germes de changement – mais ceux-ci, tant qu’ils s’inscrivent dans le contexte limité de la communitas, ne sauraient être révolutionnaires [9].
[1] Le jeu en question, Personal Branding, écrit par deux Julien et deux Elise, propose en trois actes de suivre huit personnes, de leur sixième à la réunion des anciens élèves en passant par une construction de soi sur les réseaux sociaux entre 25 et 35 ans. Le jeu, dont les personnages reposent sur l’aléatoire, offre d’infinies possibilités et des dynamiques de création de personnages et de relations très intéressantes et efficaces.
[2] Tous les passages cités dans cet article, sauf mention contraire, sont issus de TURNER, V., The Ritual Process: Structure and Anti-Structure, The Lewis Henry Morgan Lectures, Cornell University Press, New York, 1966.
[3] La traduction est un exercice complexe et partiellement vain, pour lequel je ne suis en outre pas formée : vous trouverez donc toujours le texte original en bas de page. Ici, dans le texte : « a superorganic arrangement of parts or positions that continues, with modifications more or less gradual, through time. » (Turner, 1966 p. 126).
[4] Loin de moi l’idée de débattre du « qui de l’œuf ou la poule » de la domination : tous ces modes de hiérarchisation et du social sont également oppressifs et importants, et si je mets en avant la classe en priorité c’est parce que les autres modes de domination sont très largement influencés, il me semble, par la position de l’individu oppressé sur l’échelle des classes (ou, pour être moins caricaturale, les moyens économiques, symboliques, sociaux et culturels dont iel dispose). Ceci étant, j’en débattrai avec plaisir autour d’un thé ou d’un mail.
[5] « communitas emerges where social structure is not » (Turner, 1966 p. 126).
[6] « a time and place of withdrawal from normal modes of social action » (Turner, 1966 p. 167).
[7] « society seems to be a process rather than a thing – a dialectical process with successive phases of structure and communitas » (Turner, 1966 p. 203).
[8] « The structure of the whole equation depends on its negative as well as positive signs. » (Turner, 1966 p. 201).
[9] En outre, ne peut passer le seuil que cellui qui se trouve devant la porte : à ce titre, LaboGN, en tant que liminarité spécifique, accueille une population socialement privilégiée – quoiqu’une étude sociologique convienne bien davantage à cet argument – non-représentative du reste de la société.