LARP in Progress

Lettre #07 – They killed our vibe. Note sur un militantisme cannibale | 2024-01-17

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Avertissement : ce texte traite d’un conflit avec un collectif que je n’ai pas nommé, à la fois pour ne pas les exposer – bien que les lectaires de cette lettre soient peu nombreux·ses –, pour ne pas leur faire de la pub et pour ne pas nourrir une polémique dont les derniers charbons rougeoient encore. Toutefois, si certain·e·s souhaitent consulter les documents accessibles publiquement pour se faire une idée en s’émancipant de mon biais personnel, qu’iels n’hésitent pas à me demander.

L’an dernier, dès janvier, j’ai co-organisé pas mal d’événements autour des conflits et dysfonctionnements intracommunautaires, dont une série de discussions avec mes camarades Delf’ et Éoz, ainsi que des événements ponctuels avec la Bibliothèque Anarcha-Féministe de Toulouse (BAF) et le local qu’elle occupe avec d’autres organisations, le Chat Noir. C’est dans ce second cadre que nous avons commencé à faire face à une opposition qu’à vrai dire j’attendais depuis la sortie du livre, mais qui avait tardé à se manifester.

1) La polémique

Ainsi, lorsque nous avons ajouté au programme de la BAF la projection d’un documentaire sur une expérience de justice transformatrice dans une communauté Ojibway sur le territoire de l’actuel Canada, Hollow Waters, nous avons reçu un premier mail, d’une organisation partageant le local (l’orga A). Inquiète de défauts de cadrage et de généralisations que nous pourrions faire, le film traitant d’un contexte culturel et politique très particulier et d’une prise en charge d’une question difficile, l’inceste, l’organisation nous faisait part de ses inquiétudes et nous demandait de déprogrammer l’événement, justifiant par ailleurs sa demande par le fait que nous avions organisé précédemment un atelier d’initiation aux cercles restauratifs (l’organisation A étant très critique à l’égard de la justice restauratrice et transformatrice en général). Nous avons pris le temps de leur répondre sur le fond, profitant de leur interpellation pour nous remettre en question et bosser sur notre cadrage, mais avons fermement refusé de déprogrammer, soulignant que leur demande était déplacée au regard de l’entente supposée exister entre les groupes (nous étions colocataires) et de la proximité idéologique que nous avions tout de même malgré nos différences (faire annuler des événements est quelque chose qu’on réserve en principe aux fachos et aux réacs). Nous n’avons pas eu de réponse, mais quelques jours après, nous avons reçu un autre mail, sensiblement identique, émanant d’une autre organisation, proche de la première (le collectif B). Nous avons simplement transféré notre première réponse, et avons proposé d’en discuter collectivement.

La projection s’est tenue sans encombres et a donné lieu à des discussions riches et nuancées. Une personne incestée nous a même remercié d’ouvrir un espace d’échanges autour de ce sujet tabou. L’orga A a scissionné pour des raisons internes, et les personnes qui sont restées nous ont assurées que si la critique était évidemment possible, il n’y aurait plus de tentatives d’intervenir sur la programmation des autres groupes membres du local. Le collectif B, non-membre, ne nous a pas répondu. Nous n’avons donc jamais pu échanger avec nos détracteurs, en dépit de nos propositions.

Environ deux mois plus tard, j’ai programmé dans ce même local des groupes de parole que nous organisions avec Éoz et Delf’ autour de l’exclusion (voir ici, les annexes) : un groupe entre personnes ayant exclu, un entre personnes s’étant auto-exclues, un entre personnes exclues. Nous avons à nouveau reçu un mail du collectif B, s’inquiétant des dérives antiféministes au sein du Chat Noir, dont la tenue d’un groupe « entre agresseur·se·s » (ainsi qu’iels interprétaient la mixité choisie entre personnes exclues ou ostracisées) leur paraissait être le signe. Iels y écrivaient par ailleurs être en train de travailler sur une série de posts traitant de l’importance des outils d’auto-défense féministes (dont le call-out et l’exclusion).

Cette fois-ci, je l’admets, j’ai été moins patient·e. J’ai répondu en mon nom propre, le jour-même (ne faites pas ça chez vous !), avec un mail que je ne désavoue cependant pas et dont le ton était ferme mais calme et pédagogique. Je les exhortais à ne pas nous considérer comme des ennemi·e·s, les encourageant à nouveau à organiser leurs propres événements (iels avaient mentionné vouloir organiser un événement sur l’auto-exclusion au sein du Chat Noir, ce qui n’a à ma connaissance jamais eu lieu, ni là ni ailleurs) et rappelant qu’iels étaient bienvenu·e·s pour participer aux discussions que nous organisions, tout comme nous serions intéressé·e·s par participer à des événements promouvant un autre point de vue.

Cette fois-ci, il y a eu une réponse – immédiate elle aussi, donc non concertée, bien que la personne l’ayant rédigé n’ait pas signé personnellement –, que les membres de la BAF m’ont conseillé de ne pas lire. Un autre mail a été envoyé directement au Chat Noir par un ancien membre actif (partenaire d’une membre du collectif B), dont on m’a là aussi déconseillé la lecture car il émanait d’une colère et d’un mal-être manifestes et ne contenait pas d’éléments constructifs. Éoz, Delf’ et moi avons pris la décision de reporter le groupe visé, à la fois pour ne pas alimenter la polémique, parce que nous ne pensions pas pouvoir assurer la sécurité des participant·e·s s’il était maintenu, et parce que je n’avais pas suivi la procédure ordinaire de demande d’utilisation du local par un collectif tiers (faisant partie du local, j’avais simplement programmé les trois groupes de parole au lieu de demander l’autorisation aux collectifs membres). Je me suis excusé·e de cela auprès des autres organisations, à la fois par mail et en présence lors du comité mensuel dédié à la gestion du local.

Peu après, le fameux post promis par le collectif B est sorti : il s’agissait, sous le titre « Comment les outils d’autodéfense féministe sont repris et dévoyés pour silencier les victimes. Debunk des rhétoriques « comment mieux gérer nos conflits » et autres événements sur l’exclusion », d’une dénonciation ciblée de mon livre Mieux gérer nos conflits, assortie de commentaires méprisants sur son écriture et suivie par des captures d’écran des événements que j’avais co-organisés au sein du Chat Noir durant l’année, puis du fameux « debunk », à la lecture duquel l’hilarité a précédé la consternation. De façon importante, ce post indiquait qu’iels nous avaient contacté et n’avaient pas reçu de réponse satisfaisante de notre part, et faisait comme si le groupe de parole – que nous avions annulé sous leur pression – avait été maintenu.

Ironiquement pour iels, et avec un certain soulagement pour moi, les premiers commentaires sous ce post étaient fortement critiques, soulignant notamment que ce qu’iels dénonçaient était en contradiction flagrante avec le contenu du livre (qu’iels n’avaient probablement pas lu de toute façon) et que leurs arguments étaient peu convaincants. La polémique a enflé de part et d’autres jusqu’à ce que le collectif décide de supprimer la section commentaire, après avoir vainement tenté de supprimer commentaire par commentaire (ce qui s’est vu et a été mal pris par les personnes qui prenaient la défense du livre et des événements liés). De mon côté, bien que la séquence ait été dense, j’ai cru être parvenu·e à me protéger, hygiène numérique et travail d’ancrage social et idéologique au rendez-vous.

2) Sa conclusion

Éoz, Delf’ et moi avons décidé de laisser passer l’été avant de reprogrammer le groupe de parole, souhaitant prendre le temps de laisser passer l’émotion mais aussi de questionner notre communication et nos choix d’organisation (ainsi, nous avons résolu de réduire la mixité pour exclure les hommes cisgenres hétérosexuels, avec beaucoup de regrets de ma part mais, pragmatiquement, car c’était la condition pour que de nombreuses personnes queer et féminines exclues se sentent de participer à ce groupe). Nous nous sommes retrouvé·e·s en septembre pour rédiger un communiqué que nous avons voulu de bonne foi, actant une remise en question sincère et explicitant nos positionnements politiques et idéologiques afin de lever les ambiguïtés sur nos intentions. Vous pouvez le lire ici, ainsi qu’en annexe, les descriptions initiales des événements (discussion + groupes de parole) autour de l’exclusion et de l’ostracisme. Le groupe de parole a pu se tenir le 2 décembre 2023, avec la mixité retenue, grâce à la détermination d’Éoz qui, aujourd’hui encore, tient les murs (à savoir, la boîte mail). Cependant, cette polémique a marqué un coup d’arrêt à l’organisation d’événements par notre petit collectif.

Avant ça, nous avions annoncé – y compris à la radio – que nous lancions un zine autour de l’exclusion, dont le brouillon de l’appel posthume peut être lu ici (RIP), nous avions terminé l’année (en juin) avec un bilan enthousiaste et la volonté de continuer de se voir et de travailler ensemble. Après, et malgré tout le travail que nous avons mis à au moins « finir ça bien », j’ai exprimé que j’avais envie de passer à autre chose, Delf’ aussi, et nous ne nous voyons plus – en tout cas, je ne vois plus Delf’, Éoz et moi étant plus proches et continuant à partager des espaces (dont la self-défense le lundi matin, wouhou !).

En dépensant de l’énergie pour s’opposer à un collectif pourtant très proche (comme lui anarchiste, féministe et queer), le collectif B a tué notre vibe. J’avais prévu de renvoyer, ici, aux travaux de Viciss Hackso sur le militantisme déconnant, mais ça ne fait honnêtement même pas sens pour moi, tant ce qui me reste, c’est du seum – émotion peu propice à retenter une montée acrobatique en généralité et faire de la limonade (j’échoue à trouver un équivalent satisfaisant de when life gives you lemons, make lemonade).

3) Et c’est pas fini

La rentrée a également été l’occasion pour le collectif en question de montrer leur engagement pérenne contre, euh, le dévoiement de la critique des outils d’autodéfense féministe et le masculinisme sournois (l’usage de ce mot m’ayant laissé·e pantois·e) de prétendu·e·s féministes anarchistes. Iels ont sorti une brochure beaucoup trop longue qui, sans nous nommer, cible tout de même plusieurs personnes (dont moi) que j’ai pu identifier.

Je me suis fadé la lecture de cette brochure par un sens du devoir (après tout, je les avais encouragé·e·s à produire leurs propres contenus plutôt que de dépenser leur énergie à empêcher ceux des autres, voilà chose faite) un peu masochiste. Je me suis longuement énervé·e dessus dans les marges, écrivant des choses comme « Personne n’a dit ça », « On est d’accord en fait » ou « Non. Vraiment, non ». J’ai ressenti une frustration intense face à ce qui me paraissait être un gigantesque homme de paille, le contenu global me paraissant relever du (mauvais) syllogisme « Les mascus critiquent le call-out, iels critiquent le call-out, donc iels sont des mascus ».

Qu’importe. J’ai commencé à travailler à des réponses, dont la précédente lettre, en me focalisant sur des arguments erronés et répandus plutôt que sur la brochure spécifiquement. Mes proches m’ont demandé à diverses reprises combien de temps et d’énergie je comptais encore leur accorder, m’enjoignant à les ignorer. Je n’ai rien su répondre sinon que B disait de la merde et que ça me mettait profondément en colère, parce que je suis allergique à la malhonnêteté intellectuelle (ce qui n’est pas faux, au demeurant). Mais bon, iels ont raison : rien ne sert de m’enfoncer (encore et encore) dans un dialogue indirect avec des personnes qui 1) n’ont jamais répondu favorablement aux multiples invitations à dialoguer 2) n’ont pas vraiment répondu sur le fond à quoi que ce soit d’ailleurs 3) ne sont Pas D’Accord™ et n’ont aucune intention d’aller vers une quelconque conciliation.

Quand même : cette légère obsession quant au fait de ne pas laisser leurs arguments sans réponse, ainsi que des rechutes fréquentes (bien que légères, grâce à un entourage incroyable) de peur de l’exclusion, manifeste que je ne suis pas sorti·e si indemne que cela de l’épisode. Mon relatif silence sur cette lettre, et l’envie (sans cesse mise en échec) de m’éloigner de ces questions, en témoignent aussi.

En bref, they killed my vibe.

— Éris