LARP in Progress

Lettre #06 – « Il suffit de ne pas violer ». réflexions sur les violences sexuelles intracommunautaires | 23-12-15

EDIT : le texte est désormais disponible en brochure, et le compte @lepetitnicallout a été censuré par Instagram. [Version A4] [Version livret]

Ce texte est un post publié sur le compte Instagram Le Petit Nicallout, auquel je contribue et qui produit des analyses de call-outs selon des critères définis. C'est une réponse à certains des arguments, à mon sens erronés, présentés dans une brochure du collectif se revendiquant de l'anarchaféminisme Bagarre, brochure elle-même formulée en réponse notamment à mon livre.

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CW : mentions répétées des mots « viol », « violer », etc. Pas de descriptions.

Résumé : J'interroge ici l'affirmation « il suffit de ne pas violer » et en quoi celle-ci contribue à invisibiliser la culture du viol, individualiser les torts et rendre impossible la remise en question en entérinant une vision des autaires d'agressions et de viols comme étant par nature monstreuxses.

Pour ne plus que des personnes soient violées, il faut arrêter de violer. Cette affirmation aux faux airs de lapalissade est une évidence plus complexe qu’elle en a l’air : en effet, la culture du viol implique que les violences sexuelles sont euphémisées, déguisées, romantisées, invisibilisées, mal comprises, etc. Ça signifie que tous les viols ne sont pas commis en conscience, y compris lorsque l’intentionnalité de l’acte lui-même est indéniable (même un acte sexuel commis par surprise, violence ou menace, pour paraphraser la loi française, peut ne pas être nommé/identifié comme « viol » par ses perpétrataires). Ainsi, il me semble que dire « il suffit de ne pas violer » manque sa cible : identifier et comprendre le viol, ça n’est pas si simple que ça. Essayons ici d’explorer certaines ramifications de cette affirmation.

Ce post s’adresse en particulier aux personnes LGBTQ+/queer.

D’abord, « la seule solution pour que des personnes ne soient plus victimes de viols est que les violaires cessent de violer » est une revendication quasi-révolutionnaire : elle a maints mérites, le premier étant de rappeler que non, on ne « se fait » pas violer, on « est » violé·e, non, aucun comportement, tenue, statut relationnel ne vaut consentement, non, ce ne sont pas les cibles de viols qui sont responsables des viols mais bien leurs autaires.

Ces faits sont d’une importance cruciale. Il était, et est toujours, radicalement nécessaire de tenir ce discours de responsabilité.

Cependant, cette revendication aux allures de slogan a tendance à être simplifiée au point d’en oublier la réalité. « Contre le viol, ne violez pas » omet que si on parle de culture du viol, c’est bien parce que les violences sexuelles sont systémiques et pervasives.

Partie I – Ne puis-je donc violer ?

Ce qui me gêne particulièrement dans ce discours est que son apparente simplicité rend impossible la remise en question de nos propres actes : si ne pas violer, c’est simple comme bonjour, alors il n’est pas possible de ne pas savoir qu’on viole, il n’est pas possible de ne pas savoir qu’on a dépassé, négligé ou ignoré le consentement de la personne. Penser qu’il suffit de ne pas violer condense la multiplicité des contextes et des actes non-consensuels en un seul : le viol, un archétype indéfini mais forcément clair, observable, distinct.

Je suis très mal à l’aise vis-à-vis des féministes qui tiennent ce discours, parce que je me demande toujours comment elles réagiraient si un·e partenaire leur annonçait qu’elles l’avaient violé·e. Je me demande comment elles navigueraient cette dissonance cognitive. Diraient-elles « tu te trompes, si je t’avais violé·e, je le saurais ? ». Ou bien accepteraient-elles de rejoindre les rangs des monstres, renonçant à la totalité de leur vie sociale et militante et embrassant le destin réservé à leurs ennemi·e·s ? Pour affirmer « il suffit de ne pas violer », il faut, il me semble, s’en croire incapable – ou se compter parmi les monstres, ce qui n’est pas sans dommages psychologiques. Or, c’est précisément un des ressorts de la culture du viol : peindre les violences sexuelles en actes monstrueux, tout en les banalisant. La culture du viol nous dit que le viol est le plus odieux des crimes, et que par conséquent, seules les personnes les plus odieuses le commettent ; d’où il suit que les personnes « bien » ne violent pas.

C’est ainsi que l’on voit les proches des violeurs cis les défendre, ad nauseam dans les séries, dans les journaux, dans nos familles. « C’est un homme bien, il n’a pas pu faire ça ». Il me semble que les féministes qui affirment qu’il « suffit » de ne pas violer reproduisent cette monstruosation des autaires de viol, et se rendent de facto incapables de reconnaître leurs propres violences.

« Une des choses les plus éprouvantes pour moi à propos de #MeToo est de voir des « militant·e·s de la justice sociale » et « féministes » de tous les genres proclamer bruyamment combien iels connaissent le consentement et à quel point leur sexualité est bonne et consensuelle, et à quel point sont nulles [terrible] toutes les autres personnes qui n’en savent pas autant qu’iels. Je suis sortie avec certaines de ces personnes, j’ai travaillé et partagé des espaces avec d’autres, et je sais de première main que leurs pratiques de consentement auraient besoin d’un coup de pouce. De même, mes propres pratiques de consentement ont véritablement besoin de s’améliorer, et elles continueront d’être modifiées tout au long de ma vie »
― Kai Cheng Thom, « Complications of Consent », in I Hope We Choose Love, p. 68 [ma traduction]

Partie II – La possibilité de comprendre

Pour qui doute, le poids de cette fausse évidence – « il suffit de ne pas violer » – lea maintient dans la peur : s’iel pense avoir commis un dépassement, défaut ou bris de consentement, comment peut-iel en parler, avec san partenaire ou d’autres féministes, sans courir le risque de l’ostracisation ? Sommes-nous capables de faire face à la culture du viol, sans se satisfaire d’individualiser les autaires de violences sexuelles ?

Attention : je ne dis pas qu’il faut « excuser » les violences sexuelles. Se contenter de « c’est pas moi, c’est le patriarcat » ou « c’est pas ma faute, j’ai été victime de violences sexuelles et je reproduis des schémas que j’ai moi-même subis » n’est pas une solution. Nous devons nous rendre capables de traiter les causes des violences pour y mettre fin, pas se satisfaire ni 1) d’une analyse systémique qui confine au déterminisme et rend impuissant·e (« c’est le patriarcat qui me traverse lorsque je viole »), ni 2) d’une « responsabilisation » individuelle et individualiste qui dispense la communauté/la société de rendre des comptes sur la perpétration des violences (« Machine est une violeuse, qu’elle soit survivante de violences intrafamiliales et vienne d’arriver dans la commu queer sans avoir eu accès à de l’éducation au consentement n’est pas une raison »).

Là encore, nous sommes sur une ligne de crête : prendre en compte les déterminismes, les causes multiples pouvant mener à un phénomène précis, sans en faire des déterminations mécaniques (A ⇒ B) n’a rien d’évident. Expliquer n’est pas excuser, et sans expliquer, nous nous empêchons de traiter les problèmes à la racine.

Il n’est pas question non plus de se contenter d’un, « ah, les déterminismes sociaux » blasé, d’un « encore un viol dans nos communautés » : en tant qu’ami·e·s, entourage, commu, notre responsabilité est de questionner les conditions de production de la violence, d’en parler avec l’autaire, d’identifier ce qu’iel peut faire différemment, de l’y accompagner ; sans complaisance, mais en faisant un réel effort d’écoute et de compréhension pour ne pas tomber complètement à côté de ce qui a rendu la violence possible. Ceci évidemment en accord avec les besoins de la victime, laquelle doit également être accompagnée adéquatement.

« Parfois, il me semble que l’intégralité de ma vie d’adulte en tant que personne queer a été infléchie [inflected] par des discussions furieuses sur la présence d’agressaires [abusers] parmi nous – à tel point que je m’y sens souvent, de façon inquiétante, désensibilisée. […] La réponse « freeze » (se figer) est caractérisée par un engourdissement émotionnel non intentionnel. […] Les individus qui vivent dans des environnements hautement traumatisants, comme les zones à haute conflictualité ou les familles abusives, peuvent faire l’expérience du « freeze » comme ligne émotionnelle de base, ponctuée par des moments intenses et brefs de crise en « fight-or-flight » (se battre ou fuir). »
― Kai Cheng Thom, « Melting the Ice around #MeToo », in I Hope We Choose Love, pp. 73-75 [ma traduction]

Partie III – Parler de nos violences

Je me demande comment créer les conditions pour pouvoir parler de nos violences dans des contextes qui permettent de grandir, de s’améliorer, d’agir concrètement pour y mettre fin. J’ai l’impression qu’en l’état, il existe des milieux où parler des violences dont on est ou serait l’autaire est impossible, et d’autres – plus rares, en tout cas dans les milieux queer et anar que je fréquente – où au contraire, être autaire est presque une condition pour que le groupe se sente à l’aise.

Je comprends ces derniers comme un mécanisme de protection, car je sais qu’être autaire de violences est si stigmatisant, expose tant à l’exclusion et l’ostracisme (à gauche) que se retrouver entre personnes ayant reconnu des violences sexuelles peut créer un sentiment de sécurité vis-à-vis de ces dangers communautaires.

Note : À dire vrai, bien que je n’aie moi-même jamais été accusé·e de violences sexuelles, il m’est arrivé d’être rassuré·e qu’un·e partenaire potentiel·le me dise « j’ai été autaire », car cela me permettait de supposer que la personne avait déjà fait un parcours de remise en question sur ses pratiques, et était susceptible d’être ouvert·e à des discussions sur le consentement dans la relation. Bien sûr, ce n’est rien d’autre qu’une projection personnelle : avoir reconnu des violences ne signifie pas qu’on soit « meilleur » à les identifier et les stopper. Cependant, mon ressenti personnel, inquiet de la difficulté à avoir des discussions profondes sur les questions de violences sexuelles, lit la reconnaissance de faits de violences comme un signal positif.

Je reconnais même qu’il y a une utilité réelle à se retrouver à parler entre personnes ayant commis des violences sexuelles, dans le but de comprendre collectivement leur production et, là aussi, de se donner les moyens de ne pas réitérer ces violences. Cependant, de telles discussion ne peuvent évidemment être positives que si le lien avec le « reste » de la communauté, les personnes n’ayant pas été accusées ou ayant été innocentées de violences sexuelles, est maintenu. Dans le cas contraire, le risque que ces espaces se concentrent sur les violences communautaires subies, avec une cristallisation de l’injustice (souvent bien réelle) du traitement en une colère globale contre « les féministes pro-callout »/« la cancel culture »/autre, est immense : et on voit bien que ça ne peut rien engendrer de bon.

J’aimerais vraiment qu’on puisse regarder nos violences en face, en parler ensemble, les identifier, travailler à y mettre fin. J’ai l’impression qu’actuellement, la posture dominante « il suffit de ne pas violer » conduit à la fois à invisibiliser la majorité des violences, à nier les conditions de production des violences, et crée les conditions d’une radicalisation anti-féministe des autaires – qu’on observe d’ores et déjà largement dans le mainstream avec la perméabilité aux discours masculinistes et d’extrême droite en général, mais qu’on pourrait bien voir émerger aussi en marge des milieux anarcho-queer-féministes.

Non, dans une société empreinte de culture du viol, « ne pas violer » n’est pas si facile que ça.

Ne pas avoir l’intention de violer : simple. Se souvenir que dans un rapport sexuel, on est au moins deux et que son propre désir ne suffit pas à dicter l’interaction : basique. S’éduquer sur le(s) consentement(s), nourrir des pratiques sexuelles où fleurissent la communication, la réciprocité, l’expression du désir, le soin de soi et de l’autre : nécessaire. Accepter qu’on ne peut pas tout contrôler et que tous nos efforts ne suffisent pas à assurer qu’on ne dépasse pas des limites de l’autre ; que par conséquent nous vivons collectivement de tâtonnements, d’erreurs, de remise en question individuelle et collective, de discussions, de débats ; que nous ne serons jamais au bout du chemin, et que pour le parcourir, nous avons besoin les un·e·s des autres : vital.

Comme l’autrice et artiste trans canadienne d’origine chinoise Kai Cheng Thom, dont les mots ne cessent d’accompagner mes pas, j’espère qu’on choisira l’amour.