LARP in Progress

Lettre #04 – Ne pas parvenir à s’exprimer, est-ce être réduit·e au silence ? | 2023-04-17

Ce texte est une analyse de mécanismes du call-out publié dans le cadre du compte Instagram Le Petit Nicallout, auquel je contribue et qui produit des analyses de call-outs selon des critères définis. Le call-out analysé est celui d'un·e fondataire d'association militante à Toulouse. L'analyse est disponible ici : Partie 1/2, Partie 2/2.

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Résumé : Ce billet invite à réfléchir aux conditions d'une prise de parole, et en particulier aux facteurs qui font qu'une parole est empêchée. Il vise à l'empuissantement individuel et collectif en mettant l'accent sur la capacité d'action, notamment à travers l'identification et l'affirmation de limites personnelles.

1 - Ne pas parvenir à s’exprimer, est-ce être réduit·e au silence ?

Nous avons vu que ce call-out se fonde sur le postulat que puisque les call-outaires n’arrivaient pas à prendre la parole, à la fois en réunion, dans le fonctionnement de l’association, et pour exprimer en privé des griefs ou des inconforts, il découlerait nécessairement que leur parole était empêchée par l’exercice d’un pouvoir venant de l’extérieur (de F.).

Faire ce raccourci – difficulté à prendre la parole = quelqu’un m’empêche de parler – ignore bien des mécanismes sociaux et psychologiques qui peuvent conduire à une parole empêchée. En voici pêle-mêle quelques-uns.

Quelques causes internes d’une parole empêchée, et pistes pour les surmonter

  • Sentiment d’illégitimité, manque de confiance en soi : on a du mal à prendre la place, surtout si des personnes sont déjà là et nous donnent l’impression d’être légitimes ou assurées.

⇒ Solliciter en privé, à l’oral ou à l’écrit, une personne de confiance pour lui confier notre problème et demander du soutien, des outils, des moments dédiés… pour pouvoir s’exprimer et augmenter sa capacité à le faire (empuissantement). Rechercher l’accès à d’autres outils : théâtre, psychothérapie, dramathérapie…

  • Traumatismes rendant difficile l’expression sur certains sujets ou dans certains cadres.

⇒ Solliciter du soin psychologique, expliciter auprès de personnes de confiance certains triggers ou cadres inconfortables, solliciter la mise en place d’espaces ou de moments dédiés, proposer un système de « thèmes à ne pas aborder aujourd’hui » en demandant à tout le monde de noter sur papier, au début d’une réunion, des thèmes particulièrement sensibles (ou « rien à dire » pour que les personnes ayant quelque chose à partager ne soient pas les seules à écrire)…

  • Culpabilité, honte : ces mécanismes sont particulièrement pénibles. Ils peuvent à la fois nous conduire à ne pas nous exprimer et à rejeter la faute sur une personne extérieure, car ils sont très inconfortables.

=> Identifier ces émotions, ce qu’elles nous font ressentir physiquement. Solliciter de l’aide psychologique et/ou amicale pour les démêler, les comprendre, les surmonter.

Identifier les causes d’une parole empêchée

Lorsqu’on a l’impression de ne pas pouvoir nous exprimer, il est nécessaire de s’interroger pour identifier d’où vient cette difficulté.

  • Ai-je du mal à formuler ce que je pense ou ressens ? Qu’est-ce qui pourrait m’aider à y voir plus clair, à formuler plus clairement ?
  • Quelles sont les émotions que je ressens ? S’il y a de la honte, d’où vient-elle ? S’il y a de l’angoisse, à quel objet s’attache-t-elle ?
  • Ai-je l’impression de courir un risque en m’exprimant ? Quelle est la nature de ce risque ? Ai-je des raisons de penser qu’il est réel (par exemple, quelqu’un dans la même situation a-t-il déjà subi les mêmes conséquences) ?
  • Quel prix suis-je en train de payer à ne pas m’exprimer ? (Permet de jauger à quel point il est utile pour moi de parler, quel besoin ou inconfort est-ce que ça apaiserait)
  • Y a-t-il des contextes où il me semble plus facile de m’exprimer ? Pourquoi ? Puis-je m’appuyer sur ces contextes pour porter ma parole là où j’ai besoin qu’elle soit entendue ?

Nous disposons toujours d’une puissance d’agir

Il est tout à fait possible qu’une parole soit véritablement contrainte par un pouvoir extérieur. Une parole face à la police, la justice, l’école, ou autre institution peut être empêchée par les lourdes conséquences que l’institution peut infliger. Il peut également être dangereux de s’exprimer dans de nombreux contextes privés : partenaire violent·e, dépendance économique, dépendance structurelle (enfant, personne sous tutelle). Ces risques réels contribuent à une parole empêchée dans bien des cas (il est intéressant de noter toutefois que, même dans le contexte le plus répressif et le plus dangereux, la parole n’est jamais empêchée à 100 % : lançaires d’alerte, résistant·e·s, victimes de violences qui parlent, etc.).

Cependant, la capacité ou l’incapacité à prendre la parole n’a rien de mécanique, elle ne peut pas être déduite simplement d’une situation, on ne peut pas la présumer ou la deviner. Réciproquement, on peut mettre en place énormément d’outils pour la faciliter sans jamais être assuré qu’elle se produise. Pour répondre explicitement à ma question initiale : non, ne pas parvenir à s’exprimer ne signifie pas forcément qu’on soit réduit au silence. Et par ailleurs, on n’est jamais complètement réduit au silence.

Pourquoi c’est important ? Le récit d’une parole empêchée, d’une réduction au silence, est profondément dépuissantant. Il nous prive de la capacité de nous percevoir comme ayant une agentivité, une capacité d’invention, de résistance, de subversion. Même dans les contextes les plus autoritaires, les plus brutaux, des personnes parviennent à trouver des interstices par lesquels, comme les graminées sur les trottoirs, se glissent. Ces résistances peuvent être des plus ténues, les interstices des plus minces. Mais ils existent toujours.

Bien sûr, mon intention n’est absolument pas de dire « t’avais qu’à parler » : bien sûr, prendre la parole peut être incroyablement difficile, douloureux, dangereux, épuisant. Et je ne blâme absolument pas les personnes qui n’y parviennent pas, tout comme je ne me blâme pas moi-même lorsque je n’y parviens pas. Mais me souvenir qu’il existe des interstices, que ma capacité d’action n’est jamais réduite à néant même lorsque je me sens démuni·e et que je ne perçois aucune sortie, est une source inépuisable de puissance, de force, d’espoir, de persévérance. Même lorsque je ne vois pas ce que je pourrais, ou aurais pu, faire différemment, je sais que je ne suis pas voué·e ou « destiné·e » à subir ou à échouer. Je continuerai de subir et d’échouer, mais je sais que rien n’est une fatalité, qu’il me reste toujours des marges d’action, que j’ai la capacité, la puissance d’induire du changement, même infime, sur moi-même et le monde autour de moi.

Bon, c’est parti en diatribe en mode développement personnel mais c’était pas le but, j’espère que vous percevez le caractère philosophique, plutôt que psychologique, de ce que je tente de décrire, et à quel point sortir d’une pensée mécaniste et déterministe des rapports sociaux est émancipateur. Reprenons plus précisément sur le call-out précédent, et ce qui a motivé cette analyse : nous ne pouvons pas reprocher à autrui de ne pas avoir compris ce que nous n’avons pas exprimé.

2 - Apprendre à poser ses limites est une condition de la libération

Ne pas être télépathe ne fait pas d’une personne une agressaire. Dans le texte de F., et dans les échanges écrits partagés en annexe (que je n’ai pas consultés pour cette notation, considérant que ce sont des éléments privés et que suffisamment d’éléments étaient exposés), il apparaît qu’une grande partie des accusations repose sur le fait que F. n’aurait pas vu, compris, identifié… que sa position et ses propos étaient de nature à « empêcher » certaines paroles et remises en question. Il lui est reproché de ne pas avoir vu ce qui n’était pas montré, entendu ce qui n’était pas dit.

L’existence d’oppressions ne suffit pas à justifier qu’on reproche à quelqu’un de ne pas comprendre ce qui n’est pas exprimé. Outre le caractère fortement psychophobe (mais aussi potentiellement classiste, sexiste, etc. – les codes et usages sociaux permettant d’interpréter des signaux ont une grande variabilité culturelle et sociale) du fait d’attendre de l’autre qu’iel comprenne l’implicite, c’est déresponsabilisant et profondément dépuissantant, car ça nous laisse à la merci de l’autre, de sa capacité à comprendre ou non nos besoins informulés. Si je n’ai rien à faire, si je ne suis pas responsable de l’expression de mes limites, il en découle également que je ne peux rien faire – je suis condamné·e à l’impuissance.

Il est important de ne pas culpabiliser les personnes ayant subi des blessures, indépendamment de leur caractère intentionnel. Mais dire « ça n’est pas de ta faute » ne doit pas être la fin du chemin : nous nous devons de comprendre les causes, que nous avons vues complexes, d’une situation (en l’occurrence, la non-expression, ou non-perception, de ses propres limites). Cet effort pour comprendre les causes d’une mauvaise identification et/ou expression de ses limites est une condition nécessaire à les identifier et les exprimer dans le futur, donc à réduire fortement les probabilités de subir des actes qui les outrepassent.

L’échec fait partie de l’apprentissage. Échouer est empuissantant.

Ne pas réussir à poser ses limites n’est pas une faute morale. Nous n’avons pas à nous sentir coupables d’échouer à poser nos limites. Simplement, nous ne pouvons pas reprocher à autrui de n’avoir pas vu ce que nous-mêmes n’avons pas su exprimer.

Faire la différence entre un dépassement de nos limites et l’absence d’explicitation de celles-ci est crucial, car cela nous donne de la puissance d’agir. S’identifier comme victime, vocable empreint de passivité, peut être incroyablement dépuissantant, nous priver de la capacité d’agir sur nous-mêmes, sur le monde social. Au contraire, faire le constat de nos échecs, de communication, d’expression, ou même d’identification de nos besoins et limites, porte un potentiel d’évolution et de maturité immense. Cela ne signifie pas nier les systèmes d’oppression complexes dans lesquels nous nous insérons, et que nous ne pouvons jamais complètement ni comprendre, ni discerner – les « privilèges » ne sont pas des cases de bingo, les dominations sont complexes, intriquées, non géométriques – : cela signifie ne pas nous laisser enfermer par eux, leur refuser de nous catégoriser, de nous assigner. Comprendre les systèmes d’oppression, les traumatismes, les schémas psychologiques… qui nous font échouer dans le fait d’identifier nos limites ou de les affirmer sert précisément à les déjouer, jamais à essentialiser nos expériences de blessure, d’oppression, de domination.

Nous avons le pouvoir de refuser l’essentialisation. La nôtre et celle d’autrui. C’est difficile. C’est courageux. C’est puissant. C’est émancipateur. C’est révolutionnaire.

― Éris