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Lettre #03 – Croire les victimes ne suffit pas : l’agression est-elle un conflit ? | 2023-02-20

Ce texte est la première mouture d’un ajout à la version 2 de Mieux gérer nos conflits. Il a été rédigé dans le cadre de la lettre de nouvelles pour réfléchir au conflit, à laquelle vous pouvez également vous abonner en m'adressant la demande par mail.

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Résumé : Le mot d’ordre enjoignant à croire les victimes passe à côté du fait que l’existence d’une souffrance ne signifie pas nécessairement qu’il y ait eu une agression ou un abus, que le sentiment d’agression et le point de vue de la personne qui s’est sentie agressée ne sont pas suffisants à comprendre ce qui s’est passé, mais aussi que la production de la catégorie de victime est déshumanisante (en miroir avec celle d’agressaire). En outre, la sacralisation du statut de victime conduit à oublier de prendre soin avant qu’une blessure nette soit infligée, car la seule façon de prétendre à du soin et du soutien collectif est souvent de bénéficier de ce statut.

« Croire les victimes » ne suffit pas. Lorsque nous formulons ce mot d’ordre, nous commettons de multiples erreurs.

D’abord, nous confondons l’existence d’une souffrance avec l’existence d’une agression : « si j’ai mal, c’est qu’on m’a frappé·e » – alors que la cause de la douleur peut être une chute (sans coupable), un accident, une négligence, une incompréhension, un désaccord, etc. Dans son livre Le conflit n’est pas une agression, Sarah Schulman écrit :

Quand une personne est fâchée, contrariée ou bouleversée, cela ne veut pas forcément dire qu’elle a été agressée par quelqu’un. Il peut s’agir d’un différend. Plutôt que d’être des victimes, ces deux individus peuvent simplement être « en conflit », comme le dit Matt Brim. Par conséquent, quand quelqu’un affirme être en souffrance, cela ne signifie pas forcément que d’autres sont à blâmer. [1]

Assimiler souffrance et victimation – c’est-à-dire le fait d’être victime – est extrêmement délétère. Lorsque nous faisons cela, non seulement nous reproduisons un schéma polarisant et manichéen opposant « la victime » et « le coupable », nous privant de la capacité de résoudre les faits dans la coopération, mais nous assignons la personne en souffrance à une position passive, dépourvue de responsabilité et de capacité d’agir [2]. L’étiquette de victime n’est pas moins déshumanisante que celle d’agressaire.

Schulman met en garde contre une approche basée sur la victimisation – la fabrication de victimes par des catégories discursives, le recours à un statut légal ou la création d’un récit fondé sur le caractère nécessairement unilatéral des événements par exemple, à distinguer de la victimation, le fait de faire l’objet d’abus et de violences. Elle souligne l’inefficacité voire la nocivité de la victimisation dans une perspective de soin individuel et communautaire. Elle invite alors à adopter une approche plus descriptive, dans laquelle l’accueil et l’écoute se combinent à une réelle volonté de comprendre. Elle explique (je souligne) :

Les personnes qui se décrivent elles-mêmes comme « agressées » alors qu’elles sont en fait en conflit ne sont pas en train de mentir : le plus souvent, elles ne font simplement pas la différence entre les deux. Il n’est pas ici question du cliché éculé – et mensonger – de la femme hystérique et machiavélique qui crie « au viol » pour faire passer l’autre personne pour une agresseuse tout en sachant très bien que cela est faux. Non, nous parlons plutôt d’une conception externalisée de la responsabilité individuelle qui érige la dérobade en droit [3], sans égard pour la souffrance que cela cause chez les autres. Cette norme négative autorise certaines personnes à se persuader que si elles se sentent mal à l’aise, c’est parce qu’elles ont été victimes d’une agression, étant donné que leur palette interprétative ne comprend pas l’option « en conflit ». Aussi, demander à une personne en détresse si elle se sent plutôt en danger ou plutôt mal à l’aise, en colère ou blessée, permet de lui offrir une définition alternative de sa situation, à même de l’aider à qualifier plus justement ce qu’elle traverse. Il ne s’agit pas seulement d’obtenir des informations utiles mais d’encourager les gens à penser de manière plus mature, complexe et responsable. En bref, tel que je l’ai compris, si nous arrêtions de demander aux gens « Avez-vous été agressé·e ? » pour plutôt leur poser des questions sur ce qui s’est réellement passé, nous pourrions nous détourner de la logique victimaire d’un récit préconstruit pour nous concentrer sur la véritable nature des événements, qu’il s’agisse d’une agression ou d’un conflit. [4]

Que « croire les victimes » signifie accepter unilatéralement et sans remise en question possible le récit des personnes en souffrance nous prive collectivement de la capacité à comprendre les événements, à identifier leurs causes et agir pour les transformer. Reconnaître la souffrance d’une personne doit pouvoir se faire sans déshumaniser une autre personne et sans nécessairement avoir à trouver de coupable ; et donner et recevoir du soin doit pouvoir s’effectuer en amont de la commission d’un préjudice. En outre, lorsque nous clamons « croire les victimes » sans développer des réseaux compétents de soin, de soutien, d’écoute, de prise en compte des différences et des expériences des personnes qui partagent les mêmes espaces que nous, nous créons un contexte dans lequel adopter une posture de victime peut être la seule façon d’obtenir de la compassion.. Puisque être victime semble être la seule option pour bénéficier de soutien de la part de la communauté, les personnes en souffrance peuvent, volontairement ou non, adopter le récit victimaire afin d’avoir accès au soin dont elles ont besoin.

Cette tendance à surélever voire sacraliser la posture de victime se reflète à mon sens dans les cérémonies de commémoration des mort·e·s, à l’image de la Journée du Souvenir Trans (ou TDoR, Trans Day of Remembrance) célébrée chaque année autour du 20 novembre en souvenir des personnes trans mortes. Bien que cet effort de souvenir et de commémoration soit important, d’autant plus pour des communautés marginalisées dont les récits historiques ou journalistiques (qui sont des sources des historien·ne·s de demain) font peu de cas, les mécanismes par lesquels nous nous souvenons courent aussi le risque de lisser, policer, délaisser.

Avertissement : le paragraphe qui suit parle du suicide d’une femme trans militante française.

Mirza-Hélène Deneuve était une femme trans, fondatrice du blog TRANSGRRRLS et traductrice de la brochure « Baiser des meufs trans » [5], une source dont l’importance inestimable est désormais largement reconnue. Pourtant, Mirza a fait face à du harcèlement et du dénigrement de la part de sa propre communauté, principalement suite à son travail. Son exclusion s’est faite sans égards pour sa santé mentale et les soins dont elle aurait eu besoin. Elle s’est suicidée en mars 2022. Lors du TDoR de la même année, Mirza a été honorée, sa contribution reconnue : il semble n’être fait mention nulle part des violences sociales qu’elle subissait au prétexte de cette même contribution pour laquelle il est désormais de bon ton de la porter aux nues. Les membres du collectif TRANSGRRRLS lui ont adressé, dans un billet publié quelques semaines après son suicide, un poème de Kai Cheng Thom qu’elle avait elle-même traduit et dont cet extrait résonne avec l’émotion qui préside à l’écriture de mes propres mots :

j’avais besoin de toi ici, tes pieds dans la poussière
avec nous / j’avais besoin de ton souffle, pour me souvenir de combien / j’avais besoin de ta rage de ton art de ton extase de ta violente sagesse
j’avais besoin de ta survie pour assurer la mienne,
j’avais besoin d’une sœur de chair et d’os, quelqu’une qui me vernirait les ongles et m’engueulerait
pas d’une Ancêtre Spirituelle Morte à poétiser / [6]

Je ne connaissais pas Mirza-Hélène Deneuve. Je ti’ens ce récit de sources anonymes, plus ou moins proches des faits, qui rapportent qu’elle était sous le coup de plusieurs call-outs, l’un sur son travail, l’autre sur sa manière de draguer jugée lourde ou insistante. Quoi qu’il en soit, elle n’est pas un cas isolé. Elle est un exemple parmi d’autres – dont beaucoup, dans les milieux queer, sont des femmes trans – de la façon dont la création de catégories étanches « agressaire »/« victime », sur le modèle manichéen « méchant·e »/« gentil·le », perpétue des mécanismes de maltraitance et d’abus au sein même de communautés de personnes précaires, discriminées, malades. Les troubles psychiques et maladies mentales sont surreprésentés chez les personnes soumises à des oppressions systémiques : puissions-nous lutter pour créer l’accès à des soins adaptés à nos communautés, et ainsi ne pas avoir à honorer ciels dont nous aurions pu éviter la mort.

À Toulouse, en 2022, la Journée du Souvenir Trans a été précédée par plusieurs jours d’ateliers et d’événements, les Journées du Soin Communautaire, sous l’impulsion de l’association Clar-T. Je voudrais saluer et remercier cette initiative, dont les revendications s’inscrivent en des termes qu’il m’émeut de relire :

Ceci est une invitation à l’amour révolutionnaire.
Le deuil nous fait nous réunir et nous rendre compte de l’importance d’être ensemble.
Dans ce moment où nous sommes les plus vulnérables, nous créerons des liens qui auront la force de changer radicalement la société. [7]

— Éris


Notes

  • [1] Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression, éditions B42, 2021, p. 54.
  • [2] En 2020, j’avais publié un enregistrement dans lequel je parlais des effets qu’a eu sur moi le fait de m’e percevoir comme victime. « Dans ce podcast, j'explique pourquoi m'identifier comme une victime suite à une relation dans laquelle j'ai subi des abus sexuels a cristallisé mon traumatisme. J'y réfléchis sur l'importance de préserver l'agentivité des personnes qui subissent des agressions et de ne pas les enfermer dans un statut purement passif. », dans « Refuser d'être victime », 2020 [lien].
  • [3] Il y aurait beaucoup à dire sur cette définition, qui appelle à être dépliée et critiquée. Je choisis néanmoins de ne pas m’attarder ici, renvoyant plutôt l’exercice à un hypothétique billet de blog, et vous invite comme toujours à exercer votre esprit critique. Retrouvez d’éventuels textes complémentaires ici.
  • [4] Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression, éditions B42, 2021, pp. 57-58.
  • [5] « Baiser des meufs trans - Une zine par et pour les meufs trans et leurs amantEs », TRANSGRRRLS, 2021 [2019]. L’article associé fait mention des accusations portées. [lien]
  • [6] Poème intitulé « tu sais, fem », reproduit dans le billet « Pour Mirza », TRANSGRRRLS, 15 avril 2022. [lien]
  • [7] Site des Journées du Soin Communautaire (Toulouse, 2022)