LARP in Progress

Lettre #01 : Note sur le mot « trigger » | 2023-01-19

Ce texte a été rédigé dans le cadre de la lettre de nouvelles pour réfléchir au conflit, à laquelle vous pouvez également vous abonner en m'adressant la demande par mail.

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Note sur le mot « trigger »

Trigger Warning: Trigger Warnings.

Résumé : le terme anglais « trigger », passé en français, désigne un phénomène « déclencheur » qui suscite une émotion intense ancrée dans des traumas passés. Bien que ce concept semble pouvoir servir à répartir la responsabilité de l’émotion, qui ne repose pas simplement sur l’élément déclencheur mais sur l’histoire passée, il me semble au contraire que le terme « trigger » est utilisé pour renforcer le poids de la faute sur la partie ayant agi comme élément déclencheur.

Difficile de commencer cette lettre (ir)régulière au sujet des conflits et des mécanismes affiliés. Plutôt que de risquer ne jamais commencer en me fixant d’énormes thèmes à traiter d’entrée de jeu, je souhaiterais commencer par une simple remarque sur un terme que l’on entend beaucoup : « trigger ».

Trigger, de l’anglais signifiant « gâchette » ou « déclencheur », est un terme que l’on retrouve en français sous diverses formes. D’abord, dans les fameux « trigger warnings », abrégés « TW », avertissements préalables à un texte, une vidéo, une image… dont le contenu serait à même de réactiver des traumatismes ou de provoquer un choc. Ainsi, « TW : transphobie » indique la présence de propos, comportements ou images hostiles aux personnes trans ; « TW : violences policières » précède souvent des vidéos de policier·e·s frappant, traînant ou tirant sur des personnes. Le trigger warning est utilisé de façon plus ou moins interchangeable avec le content warning, avertissement de contenu, qui remplit une fonction similaire (quoiqu’avec une nuance, puisque le « CW » ne présume pas d’un traumatisme mais se présente comme plus « neutre » en donnant simplement des informations sur les thèmes/images qu’il précède).

De là provient – je suppose, puisqu’il me semble que le terme « trigger » s’est popularisé à travers l’expression « trigger warning », bien que je n’aie pas cherché à obtenir des données lexicologiques ou lexicométriques pour attester l’usage et que cela reste donc à l’état d’hypothèse non vérifiée – l’utilisation d’expressions comme « ça me trigger » ou « je suis trigger ». Je vais passer sur les usages dévoyés ou du moins affaiblis de ces termes, qui tendent à assimiler « être trigger » à un agacement voire au cringenotion dont je laisse Natalie Wynn fait la chronique. À la place, je vais tenter une approche littérale, descriptive, de ce que cette forme verbale est censée exprimer.

« Ça me trigger », donc ; « ça me déclenche », « ça m’active » pour en donner des traductions. Si je dis ça, j’exprime que « ça » – un élément déclencheur, donc – provoque chez moi une réaction intense, émotionnelle et/ou physique. Pensez au crissement d’une craie sur un tableau – non, n’y pensez pas ! Pardon, c’est ma faute… Il y a des chances que, en convoquant cette image mentale, vous ayez eu une réaction instinctive de rejet, comme serrer les dents ou grimacer. Il y a encore plus de chances que vous ayez déjà éprouvé cette sensation dans le réel. Cette analogie peut (ou non ! N’hésitez pas à m’écrire ce que vous en pensez) servir d’illustration à ce qu’est un « trigger » : un élément qui suscite chez la personne « triggered » une réaction disproportionnée (c’est-à-dire, littéralement, dont les proportions ne sont pas adaptées à l’objet : ça n’est en aucun cas l’expression d’un jugement). Par définition, les « triggers » varient selon les personnes, et des éléments susceptibles d’être perçus de façon totalement anodine par des personnes peuvent au contraire induire des réactions chez d’autres.

Appliqué aux traumatismes – individuels ou sociaux –, un trigger est un élément qui vient réactiver des émotions, sentiments, sensations antérieurs. Appuyer sur la détente n’a d’effet que parce que cela permet l’étincelle qui met le feu aux poudres – comme le veut l’expression – et propulse la balle qui elle, est létale (fonctionnement précis des armes à feu non inclus dans l’argumentaire : parions que l’image se suffise). Un trigger sans traumatisme est aussi inoffensif qu’un pistolet pour enfants (c’est-à-dire tout de même idéologiquement dramatique – mais je ne suivrai pas ce lapin-là, restons-en au fait qu’une réplique Nerf ne tue pas).

« Je suis trigger », à présent : « je suis trigger », ça signifie que je suis dans un état émotionnel intense dans lequel je ne suis pas capable de faire la différence entre une menace réelle – l’exclusion du groupe, par exemple – et imaginaire – le film que mon cerveau trauma déroule quand un membre du groupe exprime un désaccord. Quand je suis trigger, je confonds des signaux actuels avec d’autres signaux, passés, qui ont eu des conséquences néfastes sur ma personne et que je tâche donc de fuir ou de réprimer. Je confonds « ça » qui me trigger avec une cause passée ayant engendré un traumatisme. Si je pleure devant la détresse d’une petite fille cherchant à soigner sa louve blessée dans The Dragon Prince, ça n’est pas tant parce que la scène est émouvante – bien qu’elle le soit – que parce qu’il y a plusieurs années, ma chatte est morte brusquement d’une maladie et que l’impuissance et la culpabilité ont laissé des traces encore aujourd’hui.

Logiquement, être capable d’identifier qu’on est triggered, réactivé, est une compétence inestimable : c’est ce qui permet potentiellement de s’arrêter, de se mettre en retrait, de sortir de la pièce, etc., avant de commettre un acte disproportionné (accuser autrui, se montrer violent·e verbalement ou physiquement envers soi-même ou les autres, etc.) ou d’aggraver fortement son état (en se forçant à rester dans une situation qui nous blesse). Vraiment, c’est super utile de savoir ce qui nous trigger, de reconnaître ce qui se passe dans notre corps dans ces moments-là – par exemple, un rythme cardiaque accéléré ou irrégulier, les mains qui tremblent, des difficultés à articuler, le volume de la voix qui grimpe, une incapacité à parler ou à bouger, etc. –, d’identifier quand quelque chose suscite en nous des échos de traumatismes passés.

Le vocabulaire et la compréhension du trigger, de la réactivation, pourraient être extraordinairement utiles dans la gestion de conflits, parce qu’ils nous permettent de saisir comment on est affecté par une situation et d’identifier les signes qui font qu’on n’est pas en capacité d’y répondre adéquatement. Ça pourrait nous permettre, par exemple, d’identifier quand notre système nerveux assimile la personne en face à une autre personne (ou la même, en vérité, bien que ça se corse), dans une autre situation, qui nous a fait du mal.

Aussi pourrait-on dire : « je me sens trigger, je préfère arrêter là cette conversation pour le moment » ; « Machine me rappelle mon ex qui m’a blessée, je sais que ça n’est pas la même personne mais je préfère ne pas faire partie de la même équipe qu’elle pour l’instant » ; « quand tu me dis que tu es contre la police, ça me met en colère parce que j’aurais aimé que quelqu’un appelle les flics quand j’étais battu par mon parent violent étant enfant » (ici, je paraphrase Sarah Schulman dans Le conflit n’est pas une agression, en particulier le chapitre traitant du rôle de l’État dans l’escalade des conflits) ; etc. Nous pourrions utiliser ce savoir, cet éveil à soi, pour mieux appréhender les conflits interpersonnels et politiques, les émotions qui nous animent, les contradictions qui nous traversent. La réactivation pourrait être vue comme ce qu’elle est, c’est-à-dire une circonstance d’aggravation qui n’est pas liée à la situation présente, mais prend racine dans des situations passées.

Pourtant, il me semble que c’est tout l’inverse qui se produit : quand je dis « Bidule me trigger », je rends Bidule responsable de mon émotion. Au lieu de reconnaître que l’autre n’est pas la cause adéquate de ma souffrance – c’est vilain d’utiliser Spinoza, j’avoue, c’est juste pour me faire mousser : « adéquate » veut juste dire que c’est une cause complète, qui permet d’expliquer l’entièreté de son effet –, au lieu de reconnaître que l’autre n’est qu’une des causes qui font que je me sens mal à l’instant t, j’agis en somme comme si l’existence de causes extérieures préalables – les traumas réactivés – rendait l’autre d’autant plus responsable de mes émotions. Transposé au domaine du corps, moins susceptible de susciter chez toi qui me lis une réactivation traumatique, ça donnerait : je me tords la cheville en marchant dans un trou, or je m’étais déjà fait plusieurs entorses à cet endroit-là, donc c’est à cause de ce trou que je dois me faire opérer. C’est un sophisme totalement bancal : on comprend bien que, même si le trou est effectivement responsable de la chute qui engendre la blessure, il est nécessaire de connaître l’historique médical pour savoir pourquoi je souffre d’une rupture des ligaments. Bien sûr, il reste nécessaire de reboucher le trou ! Mais, a contrario, si on se contente de reboucher le trou, il va pas falloir s’attendre à ce que ma cheville guérisse. Si mon parent ne me prenait jamais au sérieux, que je souffre d’un manque de confiance en moi lié au fait d’avoir été dénigré·e, me mettre en colère contre la personne qui questionne la pertinence de mon approche sur une question précise en réunion réglera-t-il mes problèmes de confiance en moi voire – soyons fous – de manque de reconnaissance ? Il est évident que non. Et s’enfermer dans cette logique biaisée, qui veut que élément déclencheur = cause adéquate/totale/absolue de ma souffrance, ne peut mener qu’à perpétuer les causes profondes et multiplier les occasions de réactivation. On ne répare pas un problème de moteur en retirant le fusible qui alimente les voyants du tableau de bord.

Voilà pour cette note sur le terme « trigger » ; je ne crois pas avoir rencontré cet argumentaire ailleurs, or je le trouve utile. Vous noterez peut-être que – même si cette « simple remarque », ainsi que j’ai introduit ma réflexion avant de l’avoir rédigée, fait une nouvelle fois plus de dix mille signes – je n’ai pas développé de nombreux aspects qui auraient pu m’amener sur d’autres réflexions (qu’est-ce que ça voudrait dire que « reboucher un trou » quand l’élément déclencheur est humain, par exemple). C’est un peu le principe de cette lettre, à laquelle j’essaie de m’astreindre (même si, ayant rédigé ce texte en une heure, j’ai passé encore au moins une autre heure à le relire, on ne se refait pas…). Si des tunnels se forment entre les lettres, tant mieux ; mais ça sera au fil du temps.

Vous noterez aussi que je n’ai pas donné d’exemple ayant trait aux violences sexuelles, ni même explicitement aux discriminations. C’est parce que je craignais de convoquer un imaginaire collectif trop sensible qui risquerait de s’interposer entre mon argumentaire et sa réception. J’espère cependant avoir apporté un éclairage intéressant sur le phénomène de déclenchement/réactivation, que vous pourrez reporter, s’il vous semble pertinent, à bien d’autres situations :).

N’hésitez pas à me faire part de vos opinions et réflexions (de façon respectueuse et dans un esprit d’échange). Je les lirai, et y répondrai probablement à un moment. Et pour initier une habitude que je vais tâcher de prendre : si vous en avez l’envie et les moyens, vous pouvez me soutenir sur LiberaPay, une plateforme type Patreon libre et qui ne prend pas de commission.

Merci, et à bientôt !

— Éris