[Hors série] – Communauté (de) blessée(s) : penser le soin à l'aune des relations sociales | Conférence Prendre soin des LGBTI+ | 2024-01-18
Le texte qui suit est la version longue d’une intervention prononcée le 18 janvier 2024 à Paris dans le cadre de la conférence « Prendre soin des LGBTI+ » organisée à la MSH Paris Nord par l’équipe de recherche de l’étude Services de santé auprès des minorités LGBTI+ (SESAM-LGBTI+) les 18 et 19 janvier 2024. Je l'ai écrite et délivrée au nom de Clar-T, une association toulousaine d'entraide entre personnes trans, au sein de l’atelier intitulé « Le travail de ciels qui prennent soin ». J'ai mis ce texte en brochure avec des illustrations de Camille, à télécharger ici.
Appartenir à une « communauté » est essentiel aux trajectoires trans. Être en lien avec des pairs, partager des expériences, des galères et des moments de joie, se sentir à sa place quand le reste du monde semble nous être hostile, est extrêmement important au bien-être et à la sécurité des personnes entreprenant une transition. « La » communauté est un lieu où trouver des informations, de la reconnaissance, du soutien ; c’est également un lieu privilégié où lier des relations de solidarité, mais aussi amicales et amoureuses.
Clar-T est une association de pairs, par et pour les personnes trans. Structurée originellement autour de l’organisation du Jour du Souvenir Trans – ou TDoR – à Toulouse, Clar-T est d’emblée une association d’entraide et de soutien entre pairs, pensée dès l’origine autour du soin communautaire. En 2022, d’ailleurs, l’association a organisé, autour du jour du souvenir trans, les premières journées du soin communautaire.
Avant de commencer, il faudrait sans doute que je m’essaie à une définition, immanquablement hasardeuse, du soin : dans une assemblée disparate de soignant·e·s, de cherchaires et de militant·e·s, et à l’issue d’une journée où le soin était au centre de nos échanges, sans doute en avons-nous déjà amplement discuté. Je voudrais cependant poser le soin, non comme un acte, mais comme une constellation de pratiques allant de l’écoute, la prévention, le partage d’informations et de ressources ; à l’entraide financière, le soutien matériel et quotidien ; à la sollicitude, la vulnérabilité mutuelle, l’intimité émotionnelle et physique, l’attention portée à l’autre dans les espaces que nous partageons. Le soin ne se limite ni à la santé, ni au social, ni à l’entraide matérielle, mais il participe de tout cela.
Blessées
Pour les personnes trans, comme, d’ailleurs, pour toustes ciels qui appartiennent à des groupes dits marginalisés, la communauté est un espace privilégié de soin, si ce n’est le seul espace. Les soignant·e·s nous prennent de haut, nous rejettent, nous pathologisent ou, faute de connaissances, nous soignent simplement mal ; les structures de l’aide sociale ne nous sont pas adaptées, quand ses actaires ne se contentent pas de nous regarder avec suspicion, scrutant notre parcours, notre passing ou prenant notre précarité pour une coquetterie (après tout, c’est bien de notre faute si nous nous sommes mis·es dans une situation où il nous est impossible de trouver un emploi ou un logement).
Pour tout ceci, la communauté trans est fortement interdépendante. Pour beaucoup d’entre nous, c’est impossible d’aller ailleurs : et parce que « la commu », ça n’est que nous, ça signifie que nous devons porter tout ça ensemble – la précarité, la violence, le rejet, le traumatisme. Puisque les personnes trans font partie des populations les plus discriminées, ça signifie aussi que les personnes qui prennent soin, que nous sommes aussi des survivant·e·s de violences intrafamiliales, de violences sexuelles, de violences médicales, de violences verbales et physiques sexistes, transphobes ou homophobes, que nous vivons avec des problématiques de santé mentale ou physique parfois très graves.
En d’autres termes, la communauté trans est une communauté de blessé·e·s. Malheureusement, trop souvent, c’est synonyme d’une communauté blessée et blessante. Aujourd’hui, j’aimerais nous inviter à réfléchir à des manières de faire qui ne fassent pas de la communauté trans un espace de plus où avoir mal.
Blessantes
Si vous êtes trans, partagez des espaces avec des personnes trans ou êtes suffisamment ami·e·s avec des personnes trans pour qu’elles parlent de ces sujets avec vous, vous aurez remarqué qu’on parle beaucoup de call-outs, voire de cancel culture, bien que ces termes n’aient pas grand-chose à voir avec les usages qui en sont faits dans les médias de masse. Un call-out c’est, à gros traits, une dénonciation publique des actions d’une personne, souvent en termes vagues, visant à lui barrer l’accès à des espaces et ressources communautaires au motif qu’elle constituerait un danger pour les autres personnes. Cancel, c’est faire cela au niveau de la parole publique, en appelant à annuler des événements où une personnalité parle, boycottant ses tribunes et cherchant à limiter ou supprimer ses sources de financement ou son exposition publique et médiatique. Si ce sont des outils utiles dans certains contextes, leur usage intracommunautaire a souvent des conséquences individuelles et collectives dramatiques, d’autant plus que, dans des milieux aussi restreints, un call-out se répand de proche en proche comme une traînée de poudre, même lorsque l’accusation initiale est perdue de vue.
Personnellement, je suis surtout frappé·e par la façon dont ces phénomènes traumatisants ont imprégné l’humour : je ne compte plus les fois où mes colocs et moi-même pouvons dire des choses comme « Est-ce que tu vas me call-out ? » parce qu’on a oublié de faire la vaisselle ou laissé traîné des chaussures au salon. Les call-outs sont si fréquents qu’on y est presque insensibilisé, les blagues des soupapes pour relâcher la pression qui s’accumule malgré tout sous nos crânes.
En août, Clar-T a organisé une discussion en mixité choisie personnes trans, non-binaires et en questionnement sur le thème des call-outs. Bien que nous ayons eu des difficultés à nous coordonner et n’ayons communiqué qu’une semaine en avance, et malgré le fait que nous étions en plein été, 16 personnes sont venues, en plus des deux bénévoles de Clar-T. Nous en attendions moitié moins.
Parce que les personnes trans ont besoin de la communauté trans, les pratiques d’ostracisation et d’exclusion communautaire, dont le call-out est l’exemple paradigmatique, sont une préoccupation majeure de nombreuses personnes trans. À l’origine, le Jour du Souvenir Trans célébrait et faisait le deuil des personnes trans assassinées : aujourd’hui, les décomptes prennent aussi en compte les victimes de suicide, à juste titre. Si la transphobie tue, ce qu’on omet souvent de dire c’est que l’isolement tue, et que le rejet par ses pairs tue aussi. Quand la commu est le seul endroit où nous puissions exister, en être coupé·e·s a des conséquences dévastatrice sur notre santé mentale.
Pour citer un texte incontournable de la militante féministe et lesbienne noire américaine Jo Freeman :
les douces promesses de sororité du Mouvement [féministe] m’ont séduite. Il prétendait offrir un refuge contre les ravages d’une société sexiste, un endroit où l’on serait comprise. C’était mon besoin même pour le féminisme et les féministes qui m’a rendue vulnérable. J’ai donné au Mouvement [féministe] le droit de me juger parce que je lui faisais confiance. Et quand il a jugé que je n’avais aucune valeur, j’ai accepté ce jugement. (Jo Freeman, « Trashing : le côté sombre de la sororité », Infokiosques, 2022. Initialement paru en anglais en 1976.)
Le paradoxe du « safe »
Pour autant, je ne suis pas ici pour faire la leçon, ni dresser un tableau défaitiste et désespéré de l’état présumé de nos communautés trans. Au contraire, je veux comprendre et interroger des pratiques d’autodéfense qui me semblent contre-productives, identifier d’où elles viennent, à quels besoins elles tentent de répondre et ainsi, comment faire autrement. Ces questionnements sont au cœur de la collection d’essais I Hope We Choose Love (J’espère qu’on choisira l’amour), de la militante trans canadienne d’origine chinoise Kai Cheng Thom. J’ai lu ce livre après avoir envoyé le résumé pour cette communication, et pourtant j’ai retrouvé chez Kai Cheng Thom presque mot pour mot le même constat, que nous sommes nombreux·ses à faire : le besoin de sécurité, normal et légitime, peut mener à des stratégies paradoxales conduisant à fragiliser le lien social, décourager l’authenticité dans les rapports inter-personnels et susciter anxiété et mal-être, mais aussi empêcher ou décourager les personnes les plus vulnérables d’accéder à des ressources sociales et pratiques essentielles.
Se sentir en sécurité, se sentir safe, est un besoin psychologique de base. Pourtant, il n’est pas facile de savoir vraiment ce que ça veut dire, être en sécurité, ni si se sentir en sécurité suffit à l’être ou si, à l’inverse, ne pas se sentir en sécurité signifie qu’on court un risque. Il existe une littérature fournie d’autaires LGBT mettant en garde contre les confusions entre inconfort et insécurité et les risques que ça engendre. L’autrice et militante lesbienne juive américaine Sarah Schulman, par exemple, alerte dans Le conflit n’est pas une agression (éditions B42, 2021 [2016]) sur la façon dont nos traumatismes individuels et collectifs peuvent nous conduire à des comportements assimilables à des attitudes suprématistes : le sentiment, constant, d’insécurité peut ainsi justifier d’infliger soi-même des violences en invoquant l’autodéfense, y compris lorsque le risque perçu n’est pas réel.
Cette confusion entre inconfort ou malaise et risque réel est au cœur des problèmes posés par le besoin de sécurité. En tant que personnes cibles d’une ou plusieurs oppressions systémiques, il y a de grandes chances que nous soyons traumatisées, et une des conséquences les plus évidentes des traumatismes est de générer de l’hypervigilance et d’affecter notre capacité même à nous sentir en sécurité. Cheng Thom, qui concède d’abord être une survivante de traumatisme et être « consumée » par le besoin de sécurité, écrit ensuite :
La sécurité, je crois, est une expérience intrinsèquement liée à la classe, la race et le genre et qui court souvent le risque d’être utilisée pour des fins réactionnaires – ironiquement, pour restreindre les libertés des personnes vulnérables, celles qui ne sont jamais vraiment en sécurité. (Kai Cheng Thom, « Righteous Calling », I Hope We Choose Love, Arsenal Pulp Press, 2019 p. 22)
Le chercheur et militant trans Jack Halberstam fait un constat similaire :
L’appel à la constitution d’espaces protégés et rassurants fonctionne de concert avec une gentrification qui masque toutes les problématiques de classe et de race locales et globales. (Jack Halberstam, « « tu me fais violence ! » La rhétorique néolibérale de la blessure, du danger et du traumatisme », Vacarme, n°72, 2015. Initialement paru en anglais en 2014.)
Le sentiment de sécurité est une construction culturelle, qui s’appuie sur des normes véhiculées par le groupe. Puisque « la » communauté trans prend pied dans une société raciste, sexiste, validiste, classiste, psychophobe et j’en passe, les normes en vigueur dans ce milieu reproduisent par défaut ces dominations. Cela génère à la fois un coût d’accès élevé, empêchant de nombreuses personnes d’entrer, et une précarité sociale plus importante pour les personnes qui, bien que « dans » la communauté, courent des risques supérieurs d’en être exclues ou ostracisées. À Toulouse, « la communauté » trans telle qu’elle apparaît dans les espaces sociaux et même militants est majoritairement blanche, majoritairement valide, majoritairement transmasculine, majoritairement mince, majoritairement jeune, majoritairement issue des classes moyennes. Et c’est une personne transmasculine blanche, jeune, mince et de classe moyenne, bien que non-valide, qui est venue le porter à la conférence Prendre soin des LGBTI+…
Pourtant, depuis six mois que je suis au pôle social de Clar-T et que j’accompagne des personnes nécessitant de l’aide pour des problématiques liées à la précarité, au mal-logement ou à l’accès aux soins notamment, je vois bien que les personnes trans à Toulouse sont bien plus diverses que ce qu’une photo de la salle lors d’un drag show laisserait à voir. C’est le paradoxe de « l’inclusivité », ou le paradoxe de la sécurité : un « safe space », ça s’obtient en laissant des gens dehors – et bien souvent, ce sont les personnes qui sont le moins en sécurité dans la société globale qui en font les frais.
Penser l'accessibilité
Ainsi, il me semble qu’une des conditions pour une communauté qui prend véritablement soin est de transformer l’inclusivité de façade en accessibilité. Se demander qui a accès à « la communauté » et comment, selon quelles modalités, à quel prix. Identifier les lacunes, les absences, remettre en question les fonctionnements qui reproduisent l’exclusion sociale de personnes pourtant concernées par les transidentités. Se demander, donc, si les codes sociaux implicites sont accessibles aux personnes autistes, aux personnes racisées, aux personnes ne venant pas d’une classe moyenne urbaine ; si les mixités choisies permettent aux femmes trans et personnes transféminines de venir sans se sentir scrutées ; s’il y a suffisamment de lieux et d’événements véritablement gratuits, s’il existe des réseaux d’entraide économique ; si le rapport à la sexualité, la séduction et le contact physique permet à des personnes asexuelles de venir, ou même aux personnes ne correspondant pas aux normes de beauté blanches et valides ; si les personnes trans sourdes peuvent s’y sentir soutenues, si les personnes handi ont la place pour exprimer leurs besoins spécifiques et si on s’efforce collectivement d’y pallier ; en bref, quels sont les besoins que l’on remplit sans y penser, ceux auxquels on se donne les moyens de répondre, ceux qu’on relègue ou ignore, et pourquoi.
L’accessibilité, les conditions matérielles par lesquelles les personnes ont ou n’ont pas accès à la communauté et au soin, implique de repenser complètement les conditions sociales. Ça signifie abandonner nos rêves de pureté et le mirage de la sécurité pour mettre les mains dans le cambouis et réviser la mécanique de nos milieux. Faire du soin et de son pendant, la blessure, une affaire collective ; refuser de rejeter la faute sur les seuls individus, et se demander quelles sont les conditions dans lesquelles la blessure, infligée en dedans ou en dehors de la communauté, a pu se produire.
Une justice transformatrice
Ce travail titanesque, qui ne saurait se faire en une génération de militant·e·s, s’inscrit dans la logique de la justice transformatrice. Schématiquement, cette approche de la justice implique, lorsqu’une personne ou un groupe de personnes en blesse une autre, un travail de réparation qui passe par la reconnaissance de la blessure et le soin des personnes touchées, mais aussi une action sur les conditions de production de la blessure. Elle est l’affaire de la totalité de la communauté, considérée à la fois comme témoin, victime au second degré et agent défaillant : dans cette optique, elle prend également en charge les personnes qui ont blessé pour les amener à une prise de conscience et un changement de comportement, en reconnaissant ce qui dans leur histoire personnelle peut aussi être de l’ordre de la blessure et contribuer au comportement (oppressions systémiques, violences intrafamiliales, etc.). Elle cherche aussi à agir sur les conditions sociales de façon large, pour supprimer ce qui fait des actes répréhensibles des stratégies rentables de survie ou de pouvoir. Ça signifie que lorsque une blessure survient, ça n’est pas seulement la responsabilité d’une personne qu’il faut questionner, mais aussi celle du groupe en entier qui a soutenu les conditions dans lesquelles la blessure est possible. À rebours d’un individualisme libéral, la blessure est politisée : elle est un effet, un symptôme et un signe de structures sociales plus larges.
Ça n’est pas quelque chose qui peut être apporté de l’extérieur. L’État et ses institutions sont par définition inaptes à la justice transformatrice, puisque leur but ne peut qu’être leur propre conservation, de sorte que la justice d’État vise la tranquillité et la paix sociale et non la transformation des conditions matérielles d’existence en vue de l’émancipation collective. On peut s’y tromper car parfois, les impératifs de la paix sociale s’alignent conjoncturellement sur des objectifs d’émancipation, dans les politiques de réduction des inégalités sociales notamment. Cependant, l’État ne peut, au mieux, que poser des rustines : la justice transformatrice ne peut être que « par et pour », et en cela, le rôle des associations et collectifs, des ami·e·s et des groupes informels, est crucial. La transformation des conditions sociales et l’émancipation collectives appartiennent à la praxis communautaire.
Par-delà le safe
Kai Cheng Thom écrit encore :
Dans la vraie vie, les communautés queer sont pleines de rêvaires blessé·e·s – comment pourrait-il en être autrement ? Et parce que nous sommes ainsi blessé·e·s, nous ne sommes pas préparé·e·s pour la réalité des mauvaises choses qui se produisent entre nous – comment en parler, comment s’y attarder, comment en guérir. Nous ne savons pas comment avoir des conversations difficiles, comment se regarder les unes les autres à travers les lunettes de l’amour et de la justice en même temps. Ou tu as ta place à Queerland, ou tu ne l’as pas. Il n’y a pas d’entre-deux. (Kai Cheng Thom, « Chronicle of a Rape Foretold », I Hope We Choose Love, Arsenal Pulp Press, 2019 p. 53)
La sécurité et le binarisme associé – safe/pas safe – nous empêchent de nous remettre en question, car se remettre en question signifie accepter potentiellement qu’on n’est « pas safe », et être « pas safe » c’est ne pas avoir sa place à Queerland. J’aimerais qu’on puisse renverser cela. Qu’on accepte que la blessure est inévitable, non par cynisme ou désespoir mais au contraire, avec l’espoir vibrant et la volonté ferme de prendre soin lorsqu’elle advient et de l’utiliser pour faire encore mieux plus tard ; considérer la blessure comme un échec, oui, mais comme tout échec, riche d’enseignements sur nos manquements et nos lacunes. C’est peut-être contre-intuitif, mais je suis fermement convaincu·e que nos échecs et nos blessures ont le pouvoir d’augmenter notre agentivité, notre capacité d’action, de nous empuissancer. Pour cela, nous devons accepter de les regarder en face, pas se contenter d’écarter ciels qui s’en trouvent coupables.
Nous sommes toustes dans le même bateau, mais jeter les autres par-dessus bord ne nous fera pas avancer plus vite. En tout cas, moi, je n’ai pas envie d’être dans le bateau qui arrive au port, si pour cela j’ai regardé mes adelphes être emporté·es par la tempête.
Prendre soin
Je voudrais finir sur des suggestions, ou pistes, pour entreprendre le lent voyage vers le soin communautaire.
D’abord, imaginer des moyens de se remettre en question. Deviser des espaces où discuter de consentement ; ne pas présumer qu’on sait toustes ce que c’est, qu’on sait toustes demander, qu’on sait toustes dire oui, qu’on sait toustes ce qu’on veut, qu’on sait toustes dire non, qu’on sait toustes entendre un non, le reconnaître dans l’implicite d’un regard fuyant ou d’un muscle qui se contracte un instant ; ne pas faire comme si oui = oui était le début et la fin de cette conversation.
Ensuite, se donner les moyens d’accompagner les néo-queers, les néo-trans, ou juste les personnes qui ont tracé leur route en solitaire jusqu’ici. Leur apprendre nos modes de communication, apprendre d’iels, écouter leurs questions et leurs remises en question. Ne pas se contenter d’être « mal à l’aise » jusqu’à ce qu’une ligne suffisamment explicite soit franchie pour justifier la mise au ban, ne pas se contenter de bitcher, de répandre des rumeurs, de monter les ragots comme une chantilly (même vegan).
Parler, aussi, de ce qu’on a vécu. Parler de nos familles ou de nos absences de famille. Parler de la façon dont on a appris le conflit, à quoi ressemblait-il, comment y répondait-on. Se demander, avec bell hooks, si ce qu’on a vécu en grandissant et qui se donnait le nom d’amour était véritablement de l’amour, ou si on a appris à confondre avec l’amour des actes visant à contrôler, blesser ou diminuer l’autre. En bref, comprendre comment nous sommes devenu·e·s qui nous sommes devenu·e·s, à travers notre éducation, notre socialisation, nos expériences de l’acceptation ou du rejet, nos blessures, nos traumatismes, nos réponses au traumatisme ou à la blessure. Sans cela, nous sommes condamné·e·s à tenter d’appliquer à toustes une politique du safe qui ne convient en définitive à personne.
Apprendre à confronter les personnes qui ont des comportements inadéquats ou blessants de façon bienveillante et surtout, surtout à temps : ne pas attendre un call-out pour exposer la liste sans fin des griefs et des torts, ne pas attendre un viol pour interrompre une séduction prédatrice, ne pas attendre la fin de la soirée pour se demander entre soi si ça a été, si c’était ok, quand on a été témoin de quelque chose qui nous a fait nous dire « ceci n’est pas ok ».
Enfin, ne pas céder à la déshumanisation. Articuler la responsabilité collective et la responsabilité individuelle, se donner les moyens de penser et panser la blessure en plongeant jusqu’à ses racines. Le soin communautaire s’envisage ainsi (et aussi) comme une pratique réparatrice, consistant à créer les conditions de solidarité et d’épanouissement entre des personnes blessées, qui avons subi et parfois commis des actes que nous ne voulons pas voir se reproduire.
Cette façon-là de faire du soin est radicale et révolutionnaire.
Kai Cheng Thom – toujours elle – écrit, dans un essai intitulé « Chronicle of a Rape Foretold », (Chronique d’un viol annoncé) : « On fait des monstres de ce qu’on craint de voir dans le miroir. » (ibid. p. 54).
Lorsqu’on n’a plus peur des monstres, il ne reste plus que des humains.
Références
- Kai Cheng Thom, I Hope We Choose Love, Arsenal Pulp Press, 2019.
- Jo Freeman, « Trashing : le côté sombre de la sororité », Infokiosques, 2022. Initialement paru en anglais en 1976. [en ligne]
- Jack Halberstam, « « tu me fais violence ! » La rhétorique néolibérale de la blessure, du danger et du traumatisme », Vacarme, n°72, 2015. Initialement paru en anglais en 2014. [en ligne]
- bell hooks, À propos d’amour, Divergences, 2022. Initialement paru en anglais en 2000.
- Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression, éditions B42, 2021. Initialement paru en anglais en 2017.