Du voyage et de l'anxiété | 2020-09-02
Il est 6h40. Je traîne, haletante, ma petite valise en haut des escaliers. J’ai l’épaule arrachée, déjà, des vingt minutes où je l’ai traînée derrière moi. Je tâche de faire le moins de bruit possible. J’espère que Théo ne va pas se réveiller. J’ai besoin d’écrire.
J’ouvre ma valise, en sors mon ordinateur. Pendant qu’il s’allume, je me verse un thé, depuis le thermos que j’avais prévu pour le train. L’anse de ma tasse est cassée : je l’ai faite tomber hier soir, alors que je luttais pour prendre une décision.
La décision, je l’ai prise quand je suis ressortie du métro, en correspondance, avant que les portes ne se referment. Mon train partait sept minutes plus tard. À peine le temps. À peine. Pas le temps d’hésiter, alors : décider maintenant.
« Je vais survivre. – Survivre, est-ce suffisant ? – Non. »
À Jean-Jaurès, les portes se referment derrière moi, tonitruantes.
J’ouvre un paquet de biscuits, vous savez, ces biscuits « petit déjeuner ». Maintenant, peut-être vais-je pouvoir avaler quelque chose. Il y a une heure et demie, pourtant affamée d’une nuit grise, j’en étais incapable. Penser à partir, ou à aller, plutôt, je ne sais pas – cesser de dérouler dans ma tête des dialogues invisibles pour me distraire – et j’étais secouée de hauts-le-cœur.
« Tu simules », me dit une voix perfide alors que j’étais penchée au-dessus de mes chiottes, résolument affairée à ne pas vomir.
« Tu simules », « Tu fais semblant », « Ça n’est pas réel », « Arrête ton cinéma » : ce sont des choses que je n’ai pas entendues depuis bien longtemps, puisque j’ai la chance inestimable d’être entourée de gens bienveillants, mais je continue de me les dire, à moi.
Je me souviens, j’avais quatorze ans, quinze peut-être : dispute avec mes parents, je pars en claquant la porte. Enfin, dispute : imprévu. Rien, au fond, rien qui ne soit gérable. Mais, ne sachant pas encore comment exprimer ce ressenti, je réagis avec humeur. Je claque la porte. Plus tard, mon père vient me voir pour en parler : je commence à trembler. À son tour de réagir avec humeur – « Arrête ton cinéma ! ». Je m’effondre, je ne suis que cris, larmes, balancements frénétiques, ongles dans la peau. Mes parents, désemparés, effrayés sans doute, sont autour de moi, et je ne les perçois pourtant plus vraiment.
Ce fut la première de mes crises d’angoisse, et l’une des plus spectaculaires. Ou crise de panique, je ne sais pas : j’en fais de « petites », où je me ferme, mon cœur bat la chamade et je me sens étouffer mais je ne laisse rien paraître (enfin, presque). Respirer. Sortir. S’extraire de la situation de stress. Se reposer. Et puis il y a celles-ci, j’en ai fait une poignée seulement : je m’effondre complètement, hurle, pleure, suffoque, crie, remue, balance, roule, griffe. What a mess.
L’aube point. Je lui tournais le dos, mais ses lueurs esquissées m’ont accueillie dans mon appartement. De bleue pâle, la voici jaune d’or, le ciel, d’un violet pastel. Un instant plus tard, et la lumière pâlit encore. C’est presque déjà fini.
« Tu simules », disais-je donc. En un sens, je pense que c’est vrai : après tout, je vais survivre. Voyager ne me porte aucune menace directe. Le pire qui puisse m’arriver, eh bien, c’est l’anxiété elle-même. Mais voilà : dans la nature, la simulation est une des stratégies de survie les plus répandues. Carapaces d’insectes, feintes de mort, leurres… Bon, ok, ça n’est pas une comparaison qui peut être filée longtemps. L’anxiété, c’est un message qu’on s’envoie à soi-même : Ceci n’est pas ok.
Et souvent, c’est du flan : on survivrait. On passerait peut-être même de bons moments. Si ce n’était pour l’anxiété. Vraiment ?
En 2018-2019, pour mon master puis parce que j’avais envie de voir les personnes que j’y avais rencontrées, j’ai beaucoup voyagé. J’ai essayé d’éviter l’avion : moyen de transport peu cher, mais trop polluant, et puis j’ai une guigne pas possible (je ne pense pas que beaucoup de gens puissent se vanter d’avoir vécu non pas une mais deux évacuations d’aéroport, entre autres joyeusetés – et j’ai pris l’avion moins de vingt fois dans ma vie, dont une bonne moitié sur l’année 2018 entre France et Finlande).
L’été 2019, je suis allée en Finlande sans avion (mais j’ai craqué pour le retour : train, bus, ferry, trop cher et infiniment long). Au matin, contemplant à travers le hublot du ferry la lumière déjà vive, je me dis : « Pourquoi tu t’infliges ça ? ». J’avais dormi sur un canapé – enfin, dormi : un vieux nordique si saoul que je ne parvins même pas à distinguer la langue qu’il employait s’était effondré sur un fauteuil en face de moi vers deux heures du matin et ronflait bruyamment, la nuque cassée en arrière. Je me dis que j’avais la responsabilité morale de l’empêcher de s’étouffer dans son vomi, si le fait venait à se produire, et renonçai donc bien vite à un véritable repos. Je portais les mêmes vêtements depuis 48h, et n’avais pu faire qu’une brève toilette dans l’évier du ferry, comptant sur la bienséance nordique pour ne perdre ni ma place (chère pour qui compte passer douze heures de traversée sans cabine) ni mon sac de voyage. Avant cela, j’avais passé douze heures à Stockholm, traînant mon gros sac comme une carapace, me nourrissant de pâté vegan trimballé depuis la France et de barres « raw » bizarres achetées au Danemark pour ne pas avoir à changer des couronnes suédoises (j’ai pissé au Starbucks sans consommer, si-si, thug life). Avant encore, un Flixbus depuis Odense, où j’avais passé trois jours chez un ami, correspondance à Copenhague. Je ne sais plus combien de temps je passai dans ces bus, mais je bénis alors ma petite taille et ma flexibilité (quoique, entre Odense et Copenhague, j’eus même deux sièges entiers pour m’installer !). Dans les oreilles, pour me couper du bruit du voyage et me bercer raisonnablement, Leaves’ Eyes, un groupe norvégien bof dont la faible variété mélodique était compatible avec une forme de repos basé sur la mise en veille.
Avant Odense, Bruxelles-Hambourg en bus de nuit, attendre la journée à Hambourg, pleurer allongée sur une banquette dans un centre commercial déserté, me demander si je ne vais pas plutôt faire demi-tour et rentrer à Toulouse. Train bondé Hambourg-Odense, arrivée à minuit. Avant encore, quelques jours d’un repos précieux et véritablement salvateur chez l’amie au mxriage de laquelle je me rendais aujourd’hui. Toulouse-Paris, Intercité : 7h. Une heure pour rendre visite à un ami en banlieue, dormir là-bas, me lever beaucoup trop tôt, arriver au poil de cul pour mon Ouibus, 4h, encore 40mn de train pour rejoindre la gare la plus proche de chez elle. À moins que ça n’ait été la fois où je m’autorisai le luxe d’un Thalys, effectuant le trajet total en seulement une douzaine d’heures ? Je ne sais plus.
Depuis que je suis rentrée, en août 2019 donc, j’ai une douleur lancinante et durable à l’épaule droite, qui court jusqu’au poignet, au pouce. Je ne peux plus rien soulever, écrire à la main me cause rapidement de la douleur, je dois limiter mes heures de clavier et ne parlons pas de la couture, activité délétère s’il en est. Rien ne me soulage durablement, et aucun diagnostic n’a été clairement établi. Oups : j’ai dépassé les limites de mon corps.
Depuis, voyager est devenu une gageure. Enfin : redevenu.
Je ne compte plus le nombre de crises d’angoisse faites au moment de prendre le train, l’avion, la voiture. Pour partir en vacances, en GN, n’importe où. Voyager, ça me défonce : le sol se dérobe sous mes pieds, je n’ai plus le contrôle, je ne sais plus quoi faire. Panique totale.
Si j’avais de la thune, et si mon épaule défoncée ne m’empêchait pas de conduire sur de longues distances, je voyagerais en bagnole. La voiture, c’est la liberté, le confort, la sécurité émotionnelle. C’est pas très écolo de dire ça, mais voyager en voiture, même si j’ai constamment la conscience que si quelqu’un dans ma tranche d’âge doit mourir d’autre chose que de sa propre main c’est dans un accident de la route, ça me permet à tout moment de faire demi-tour. Ma bagnole, mes règles. Si je veux aller jusqu’à Lille et décider de faire demi-tour avant d’arriver à Bruxelles, rien ne m’en empêche.
Ce qui me permet d’y aller, bien sûr – à ce stade, you get the gist. L’anxiété, ça n’est pas rationnel du tout : et ce qui m’angoisse, ça n’est pas être quelque part (enfin, pas trop – j’ai 24h de PLS obligatoire où que je sois, même chez mes parents où j’ai pourtant vécu la majorité de mon existence), c’est y aller. Et y être coincée (comment réussis-je à aller en Finlande moins d’une semaine avant l’annonce du confinement ? Mystère.). Les transports en commun m’imposent de faire un choix : là où en voiture, je peux toujours repousser le choix à plus tard, en transports collectifs, il faut décider, il faut savoir. Et vite. Avant que la porte ne se referme.
Revenons-en à quelque chose que j’ai esquissé plus haut : l’imprévu. Quand on souffre d’anxiété, ou de la façon dont j’en souffre en tout cas, il est nécessaire d’être préparé. De pouvoir calculer, prévoir, maîtriser son itinéraire à défaut de pouvoir en changer. Je suis le genre de personne qui trimballe toujours l’équivalent d’une demi-armoire à pharmacie sur moi (et consomme en conséquence, certes), deux pièces d’identité, ma carte de groupe sanguin, de l’eau, une veste en cas de frisson, une culotte propre, des écouteurs et de quoi lire. Voyageuse aguerrie, je prépare soigneusement mes bagages, prévois plusieurs modes de réception des billets, étudie mon itinéraire. Et pourtant, souvent… Eh bien, je ne pars pas. Ça peut être parce que j’ai fait une grosse crise quelques jours avant et suis trop fragile pour voyager, parce que je ne le sens pas, parce que je suis terrassée par l’imprévu.
Dans tous les cas, le calcul s’effectue sur une base coût/conséquence problématique, parce qu’il n’y a pas de taux de change entre les cuillères (métaphore désignant la quantité d’énergie disponible d’une personne en situation de handicap quel qu’il soit – normalement après deux pages et demie à lire mes déboires vous considérez désormais que l’anxiété, a minima, est un handicap) et le bénéfice social. Je ne peux pas juste me dire « Une fois que tu auras fait le voyage, tu seras heureuse de voir tes ami·e·s/faire ce GN », parce qu’en fait, il y a au minimum une chance sur deux pour que le voyage m’ait mis dans un tel état d’épuisement physique, cognitif et émotionnel que je sois simplement incapable de profiter de la situation sociale derrière. Et même si je peux profiter, ça ne me recharge pas, et je suis bonne pour une semaine larmes-sieste-Netflix dans tous les cas (aahh, my favorite).
D’où l’importance, voyez-vous, de la préparation. Maîtriser son itinéraire, disais-je, est ce qui me permet de conserver un maximum de cuillères dans l’opération. Or, hier soir, vers 22h, voici que je vérifie mes mails et trouve celui-ci : « L’horaire de votre bus a été modifié ». Au lieu de partir de Paris à 14h50, il partirait à… 8h. Lol.
En m’excusant auprès des ami·e·s qui ont épongé ma panique par ailleurs, voilà l’ennui : ça n’est pas que la situation était ingérable. En pratique, il me suffisait de prendre le bus suivant (18h30), ce qui certes passait mon temps de transit total à 19 heures, mais n’était pas la mer à boire : j’aurais même eu l’occasion de voir un ami qui m’a offert l’asile pendant ce laps de temps. Somme toute, une situation qui avait des avantages, et que j’aurais pu apprécier si je l’avais planifiée d’entrée de jeu. Mais voilà : elle était imprévue. Et l’imprévu… C’est pas bon pour les anxieux·ses.
En rentrant chez moi, je me prive de plein de choses cool et de chouettes personnes. Ce sont des conversations que je n’aurai pas, des photos que je ne ferai pas, des chocolats chauds que je ne boirai pas. Tout ça pour des hauts-le-cœur et un estomac en pelote. C’est con ; mais c’est comme ça.
Il est 7h50 : bonjour, je m’appelle Axiel, je souffre d’anxiété…