LARP in Progress

Trans | 2024-05-14

Ajout publication 24-07-01 : J’ai écrit ce texte en mai. Je pensais le publier en juin. Le contexte politique m’en a découragé. Mais je me rends compte qu’il n’y aura plus de « bon moment », si par « bon moment » j’entends un moment de relatif répit militant.

Alors je fais ce que je fais de mieux : des textes longs, sur le temps long. Je ne suis pas bon·ne dans l’urgence et ça n’est pas grave : nous avons aussi besoin de temps. De place. De réflexion. Continuer de creuser le sillon affectif et théorique de nos vies queer est aussi un geste antifasciste.

Ces temps-ci, je me demande : comment est-ce que j’étais trans avant de le devenir ? Ou plutôt, pourquoi est-ce que j’ai transitionné, qu’est-ce qui m’a poussé à le faire et quels ont été les indices précoces de cette trajectoire ?

En effet, je ne crois pas que trans soit une « identité » au sens d’une essence, mais d’un rapport social au sein de sociétés dominées par l’idéologie d’une binarité de genre. Si les faits suggèrent que, de tous temps et en tous lieux, des personnes ont été des déviantes du genre, et que cette déviance peut se manifester subjectivement dès la jeune enfance, je ne pense pas qu’il existe un « ressenti de femme » ou un « ressenti d’homme », mais que ces étiquettes sont des raccourcis pour des expériences qui trouvent tant bien que mal à s’exprimer dans un langage non taillé pour elles. En clair, je ne vais pas tenter de répondre à la question « Qu’est-ce que ça veut dire que se sentir homme/femme/non-binaire ? », ni pour les cis ni pour les trans, parce que je pense qu’elle est insoluble et en vérité, assez inintéressante : l’angle que je propose est celui de la transition comme trajectoire individuelle et sociale, dont il me paraît possible d’identifier, dans ma propre expérience, différents vecteurs.


Bio-graphisme

Collège

J’ai peu de souvenirs d’enfance, mais je crois que c’est là que je capte franchement que je suis une meuf. Jusque-là, je crois que je m’en foutais un peu. J’ai continué à m’en foutre, d’ailleurs ; j’ai simplement fait une série de constats concordants.

C’est le moment où je commence à m’épiler les jambes et les aisselles. Mon père se fout pas mal de ma gueule parce que j’ai « des écureuils sous les bras ». Ça me saoule, j’ai juste envie qu’on me laisse tranquille. Mon père et ma sœur s’amusent constamment à me taquiner dès qu’un garçon m’adresse la parole. Ok, c’est bon, j’ai compris : je suis une fille et les filles ça aime les garçons. Bordel. À cause de ça, je mens, je cache du mieux que je peux mes attirances effectives. Je suis déjà bisexuelle et je suis amoureuse de mon amie S., de toute façon. Des garçons commencent effectivement à me tourner autour, mais je n’ai pas l’impression de leur devoir quoi que ce soit. En fait, ce sont quelques garçons qui me font sortir de l’état de paria, être autre chose que « l’intello » ou « la naine » – je devrais ajouter « l’autiste » en fait –, qui sont sympa avec moi, qui me font de la place. Pendant ce temps, les filles, même celles de mon groupe d’amies, m’apparaissent comme cruelles. Je suis une proie facile, je crois. Même si les garçons sont gentils avec moi par séduction, au moins, ils sont gentils avec moi. Je ne « sors » avec personne de toute façon.

Je joue aux jeux vidéos, à WoW. Sur Teamspeak, j’entends parfois : « T’es sûre que t’es une fille, Issën ? ». J’ai la voix grave et leur confusion me plaît. Je ne suis « pas comme les autres filles ».

Je commence à « sortir » avec des gars rencontrés sur WoW, auxquels je parle pendant des heures sur MSN. Je suis amoureuse et attirée par eux, mais je trouve le sexe hétérosexuel intrinsèquement inégalitaire et je me refuse au coït. Je dis à ma meilleure amie – l’été avant d’entrée au lycée, je crois – « Avoir un vagin est une tragédie ». Je me sens vulnérable, pénétrable. Je le refuse. Je me rêve en trouple, avec un gars pour l’amour et une meuf pour le sexe aussi. Je suis folle d’amour et de désir pour mon amie S., mais c’est dans des relations avec des mecs cis que j’explore le désir mutuel, la sensualité et la sexualité (d’abord à distance).

Lycée

À treize ans et demi, je n’ai toujours pas mes règles. Je ne veux pas les avoir parce qu’on m’a dit que je cesserais de grandir. Ma généraliste menace de me mettre sous hormones pour les déclencher. Elles arrivent peu après mes quatorze ans. En un été, je passe d’une quasi-absence de seins à un bonnet D.

Je découvre le pouvoir que je peux avoir sur les hommes. Jusque-là, je portais des vêtements confortables, à présent, je porte des fringues sexy et je me sens toute-puissante. Je ne me maquille toujours pas les yeux, car je déteste ces traits qui modifient la forme de mon visage. Je ressens un rejet viscéral et violent pour mes yeux maquillés. Le rouge à lèvres a cependant ma faveur, du même rouge dont je peins mes ongles plusieurs fois par jour pour contenir la compulsion de les ronger. J’ai l’impression d’être ma propre marionnette, ma propre expérience sociale : c’est vertigineux. J’ai l’impression qu’aucun garçon ne peut me résister et je séduis sans vergogne – mais je ne leur dois toujours rien. Je deviens fem par volonté de puissance. J’entends tirer avantage de la place qu’on me donne.

Je suis en première, je traîne majoritairement avec un groupe de gars, de première et terminale. Je m’y sens bien, plus à ma place que dans le groupe de filles dont je me distancie de plus en plus. Le dernier jour, les mecs semblent me faire la gueule ; ils ne me parlent pas. Je me questionne auprès d’une amie, « Ils ont quoi les mecs aujourd’hui ? ». Sa réponse : « Ils sont dégoûtés parce que personne n’a réussi à te pécho cette année. »

Je ne sais pas si c’est vrai, mais sa phrase m’a frappé·e en plein cœur. Ce que j’imaginais des amitiés que j’avais développées dans l’année était une supercherie, je n’avais jamais été un·e ami·e mais la meuf du groupe que les mecs veulent pécho. La bouderie des gars, ou la remarque non dénuée de cruauté de ma pote, sont un rappel : l’ordre hétérosexuel organise la séparation des sexes, et ta place, Axelle, c’est celle d’une meuf.

Sur les gobelets, en soirée, j’ai commencé à noter un signe combinant ♂ et ♀. Je ne sais même pas quand ni pourquoi, mais c’est devenu ma signature.

Fac

J’ai passé mes années lycée à draguer mes amies hétéro, à incarner du mieux que je pouvais le fantasme d’un séducteur attentionné, un prince charmant dont on accepte volontiers la cour parce que je suis une meuf et ça ne mènera nulle part. Combien de fois, en soirée, mes potes ont-elles fini avec des gars après s’être gorgées de valorisation inoffensive auprès de moi (franchement, ces expériences ont été si récurrentes qu’elles ont joué, avec le harcèlement évidemment, dans le fait que j’ai encore beaucoup de mal à faire confiance à des meufs cis). Souvent, l’une d’elles – la même que précédemment, qui est entrée en fac en même temps que moi – me dit : « Axelle, si tu étais un mec, je t’épouserais. »

Un nouveau rappel : qu’importent mon caractère ou mes actes, je suis une meuf, et c’est cette place de meuf qui détermine avant tout où je me situe socialement.

Je ne sais pas exactement quand est-ce que j’ai considéré transitionner, ou si c’était une pensée au long cours, mais je me souviens distinctement avoir pensé, l’année de mes dix-sept ans, dans une rue quelque part autour du Capitole : « Je ne changerai pas de sexe, car je ne veux pas être un mec d’1,55m. »

Un mec, ça ne fait pas un mètre cinquante-cinq. Quand bien même j’ai rencontré, la même année ou la suivante, un homme cis plus petit que moi, le couperet était tombé : mieux valait être une meuf qu’un gars si petit.

À ce moment-là, je ne connais personnellement aucune personne trans. Une femme trans est venue au lycée, une fois – pas pour parler aux élèves, je ne sais même plus dans quel cadre. Je me souviens juste de la voir, grande et digne, traverser le self. Une image complètement anodine qui est restée dans mon cerveau pourtant avare de souvenirs.

La nuit, je fais plusieurs fois un cauchemar qui me réveille avec des hauts-le-cœur, des spasmes violents : j’allaite. La sensation onirique de l’allaitement – généralement, l’être que j’allaite tient plus du démon que de l’enfant – me provoque un rejet si fort que mon cerveau ne le supporte pas et me réveille violemment. Je supporte mal qu’on touche mes seins, et l’idée de l’allaitement me donne envie de vomir.

Quand je me regarde nu·e dans le miroir, j’ai l’impression que ma tête ne va pas avec mon corps. Je persiste à percevoir mon visage comme masculin, même si je sais qu’il ne l’est pas. J’aime mes bras et mon ventre musclés, mais mes seins m’apparaissent comme des appendices disgracieux collés à la va-vite. Habillé·e, je les mets en valeur, parce que ça se fait et qu’au moins, ils trouvent une fonction. Peu à peu, toutefois, je me débarrasse de l’inconfort des soutien-gorges et développe un style qui va me durer longtemps, et avec lequel je renouerais volontiers : collant noir, body noir, jupe courte ample violette ou bleu marine. Pas de dentelle, pas de strass, pas de paillettes, pas de motifs, des vêtements très moulants mais qui me laissent toute liberté de mouvement. C’est encore ma zone de confort, aujourd’hui, et il m’arrive souvent de me mettre en retard parce que je supporte toujours mal les pantalons, les épaisseurs, les vêtements qui pèsent inégalement. Mon look « fem sportif » est un look autiste.

Je développe des amitiés tendres et fortes avec plusieurs personnes. Je rencontre mon meilleur ami, qui est alors aussi mon amant. Je commence le GN. Je découvre un monde où les gens sont présumés bi. Mes relations sont plus honnêtes, la séduction basée sur l’échange plus que la manipulation. Il y a du sexisme, bien sûr, mais je ne me sens pas concerné·e. Je fais l’expérience de violences sexuelles de la part d’un partenaire régulier, puis d’un coup d’un soir, mais j’ai encore l’impression que ça ne m’atteint pas. Je pense que I will know better next time.

Je ne me reconnais pas dans les vécus féminins et je ne me dis pas féministe, même si je suis évidemment en faveur de l’égalité sociale. J’ai la sensation, à travers les récits des femmes autour de moi et mes lectures, d’être passé·e complètement au travers de la socialisation féminine. Je ne me dis pas féministe parce que je ne me reconnais pas comme femme, et ça me fait bizarre. En fin de licence de philo, je découvre le mot queer ; c’est une épiphanie. À partir de cet instant, je peux être féministe, car je peux être queerféministe ; je n’ai pas à me sentir impliquée dans les combats du féminisme, dans les expériences rapportées par mes amies dans leurs rapports aux hommes ou à la rue, pour être féministe et lutter.

Janvier 2017, je tombe enceinte et j’avorte. C’est une libération. Je me défais de tout un bagage de conceptions erronées que je me traînais jusqu’ici, de la peur que j’avais d’être enceinte, de la peur de la culpabilité, de la peur de ne pas réussir à faire le choix d’interrompre une grossesse. Je réalise à quel point c’est du flan, tout ça, à quel point ces injonctions genrées sont une fiction à laquelle je n’avais pas conscience de croire. Ma mère, à qui j’en parle calmement un ou deux jours avant l’avortement, m’envoie un très long message pour me dire de ne pas me sentir sous pression d’avorter, et que si je change d’avis, elle sera en soutien. C’est bien intentionné, mais c’est le seul truc, dans ce processus de découverte puis d’interruption d’une grossesse, qui me fait pleurer : je me sens profondément incompris·e. C’est comme si je venais de révéler un pan entier de la supercherie de la féminité, et ma mère me disait « si tu veux, on peut faire semblant quand même ».


Pendant toute cette période, je ne pense pas à transitionner, alors même que je commence à avoir des ami·e·s trans (dont beaucoup que je connaissais pré-transition et que j’accompagne de façon plus ou moins proche). Je me sens respecté·e, en contrôle et je suis entouré·e d’ami·e·s et d’amant·e·s qui ne me donnent pas l’impression d’être constamment réassigné·e.

Un jour, un ami me dit « toi Axelle, t’es non-binaire, non ? » et ça me met en colère. Je n’ai pas envie qu’on me demande quel est mon genre et je perçois cette question comme une ingérence. Plus tard, il explique que c’est – évidemment – parce que je mets ce signe masculin/féminin sur mes gobelets. Limpide. Je ne sais pas comment j’ai fait pour passer à côté. Je ne sais pas comment j’ai fait pour ne pas « comprendre » ce que j’écrivais moi-même.

Je me souviens de mon directeur de recherche en anthropologie qui me dit, je ne sais plus dans quel contexte, « vous savez jouer avec les codes du genre ». Ça avait un sens dans l’enchaînement des idées, mais je ne me souviens plus duquel – estomaqué·e, je réalise que ma non-conformité de genre est quelque chose qui se voit, même en dehors des cercles proches et du GN.

Sur un groupe Facebook de GNistes meufs et queer, je me présente en écrivant « je continue d’utiliser des pronoms féminins, parce que je trouve dommage que toutes les personnes qui ne s’identifient pas avec la féminité la désertent. ». C’est ma première tentative de coming-out non-binaire. On me dit que c’est transphobe d’écrire ça. Je supprime mon message et on m’explique que je n’aurais pas dû supprimer, mais reconnaître mon erreur et en maintenir la preuve. La tension monte. Je quitte rapidement le groupe, non sans avoir posté d’abord que je ne m’y sentais pas bien. Les commentaires, après mon départ, se déchaînent. On m’accuse de transphobie et ça me met en colère, parce que j’ai autour de moi plusieurs personnes trans que j’ai soutenues dès les premiers instants, et qui m’ont d’ailleurs fait confiance pour être dans les premières personnes auprès de qui elles ont fait leur coming-out. M’accuser de transphobie pour une phrase maladroite (dont j’ai été capable de voir comment elle l’était une fois que des personnes plus bienveillantes que les autres me l’ont expliqué, mais c’était trop tard par rapport au groupe et à mon ressenti de rejet) me paraissait nier complètement la réalité de mes engagements au quotidien.

Une première expérience d’espace en non-mixité intentionnelle qui me convainc de ne plus y remettre les pieds. Pendant longtemps, même une non-mixité de fait m’a mis·e mal à l’aise. Je retourne dans mon placard de « meuf qui ne se reconnaît pas dans les expériences des autres meufs ».

Au Knutepunkt 2018, en Suède, je fais usage pour la première fois des nametags sur lesquels on raye les pronoms qu’on n’utilise pas. Je crois que je raye he/him, parce que ne rien rayer me donner l’impression de ne pas avoir suivi la consigne. Lorsque j’emménage en Finlande plus tard dans l’année, on me demande parfois mes pronoms. Je me sens flatté·e et validé·e. Je découvre le pronom finnois unique hän et rêve d’apprendre la langue et d’immigrer pour de bon.

L’envie de transitionner, ou du moins de bouger, revient. Dans ma sexualité, ça se sent ; je « vole » le pénis de mes partenaires. Je commence à sortir avec une personne qui se découvre non-binaire, puis transféminine ; dans notre sexualité, nous échangeons parfois nos génitaux – et l’intensité émotionnelle de ceci est bien supérieure à ce que je ressentais déjà en « empruntant » le sexe de partenaires cis consentants, mais qui ne désiraient pas pour autant emprunter mon propre sexe.

Post-fac

Je ne sais pas tout à fait comment ça fait son chemin, après des années à vivre en mauvaise intelligence avec eux, mais je décide de retirer mes seins. Je trouve une médecin traitante à Toulouse : je la choisis parce que c’est une femme, jeune. Mieux qu’un vieux mec pour parler de ça, me dis-je. Je lui dis, balbutiant : « J’aimerais me faire une ablation ou une réduction mammaire ». Elle me jette un regard en biais : « Une réduction ou une ablation ? » « Une ablation… idéalement. » « D’accord. Est-ce que vous vous considérez comme un homme ? » « Non… Mais je ne me considère pas comme une femme non plus. »

Elle me dirige – sans malice – vers le parcours officiel. Après quatre ou cinq mois, je rencontre une endocrinologue de la Sofect. Dans la salle d’attente, plusieurs personnes, dont deux que j’identifie comme un homme et une femme trans. L’endoc sort de son bureau, elle appelle un prénom masculin. La femme se lève. Je grince des dents.

Quand vient mon tour, je lui explique que je souhaite une mastectomie mais que je ne prévois pas de prendre un traitement masculinisant. Elle me rit littéralement au nez. « Vous ne savez pas ce que vous voulez. » « Si, je veux ne plus avoir de seins. » « Aucun chirurgien n’acceptera de vous opérer sans prise d’hormones ». Un grossier mensonge, mais je ne le sais pas encore. Je sors de là furieux·se contre ce que je vois comme une contrainte aux soins. J’enregistre ce coup de gueule. Pour la Sofect, les trans, c’est ok seulement si on accepte de rentrer dans les cases.

Elle m’envoie vers le psychiatre du service. Je perds encore six mois, pour m’entendre dire d’un ton paternaliste que je ne souffre pas de dysphorie. « Vous savez, il y a des personnes qui sont prêtes à renoncer à toute sexualité pour être du genre qu’elles ont choisi ». Si c’est ça leurs critères, tu m’étonnes qu’on soit pas plus nombreux·ses à passer par le parcours officiel. En sortant, je demande à ma partenaire de me rejoindre chez moi et je pleure pas mal. Ce rendez-vous m’a toutefois conforté·e, paradoxalement : si j’ai pu tenir tête à ce psychiatre, défendant mon souhait sans faiblir face à lui, c’est que je la veux vraiment, cette opération.

En vérité, grâce à une mise en contact par une amie d’un mec trans qui s’est fait opérer peu de temps auparavant, je rencontre un chirurgien qui m’opère (sans prise en charge). À quelques kilomètres de l’hôpital Larrey où j’avais rencontré l’endocrinologue, preuve s’il était besoin de son mensonge ou, a minima, de son ignorance négligente.

Une fois mes seins retirés, je pensais que je serais suffisamment ambigu·e pour me donner toute liberté de l’expression de genre. De même, je pensais que je me rendrais définitivement indésirable pour les hommes hétérosexuels – vu qu’ils forment une majorité de mes partenaires jusque-là, cet aspect n’est pas accessoire et ma décision de me faire opérer porte ce deuil. Un de mes partenaires à ce moment-là est bi, et ça me rassure car je sais que lui, au moins, me trouvera toujours désirable. En vérité, je découvre que le genre est codé bien plus profondément que ses seuls attributs les plus visibles : on m’appelle encore « madame » sans faute (y compris masc, de loin, et avec un masque), je me fais encore draguer par des hétéros. À la campagne, c’est différent : avant même ma mastectomie, la maire du village de mes parents, qui me connaît depuis enfant, s’interrompt dans son tour de salutations durant les vœux de la mairie en disant « Mais c’est qui ce jeune homme ? ». Le passing, c’est plus facile dans les endroits où les attentes de genre sont binaires.

De même, je constate rapidement, même en ville, que les jeunes enfants et les très vieilles personnes me voient comme un homme, tandis que les personnes d’âge intermédiaire, plus accoutumées à des déviances de genre, m’identifient comme une femme – l’œil plus aiguisé aux signes subtils du sexe, au risque de commettre des absurdités. Je me souviens de mon incrédulité fulminante lorsque, allant à Claire’s – magasin girly s’il en est – avec une partenaire transfem habillée, coiffée et maquillée d’une façon très féminine, la vendeuse lui sort un « bonne journée Monsieur ! ». Aujourd’hui sous THS masculinisant, je constate à quel point l’assignation au côté masculin est écrasant : même lorsque je m’habille fem, et malgré mon mètre cinquante-cinq qui cause encore des « Madame » dans les files d’attente – généralement corrigés en « Monsieur » lorsque je m’approche –, on me perçoit prioritairement comme un homme. Si on perçoit l’essence du mâle dans l’angle d’une mâchoire ou l’ombre d’une barbe qui repousse, qu’importe que les signes explicites pointent vers le féminin, qu’importent même les seins, l’identification est masculine. Si le féminin est construit, le masculin est présumé inné et inaliénable. Si pour Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme : on le devient », on naît homme et on le reste. Comme l’écrit le sociologue trans Emmanuel Beaubatie : « Le sexe masculin ne se quitte ni ne s’acquiert » [1]. S’il nous est encore permis, à nous transmasc, de le devenir, c’est parce que la puberté masculine s’ajoute à nos traits au point de les gommer, et parce que le grand public ne sait pas que nous existons. Lorsqu’ils sauront scruter nos pointures et nos statures autant qu’ils le font des transfem, lorsqu’ils croiront pouvoir discerner le féminin dans la forme de nos yeux ou de nos bouches, peut-être aurons-nous également droit à la visibilité mortifère qui place une cible sur le front de nos sœurs et adelphes transfem – ainsi que des pédés, dont nous grossissons les rangs.

L’année qui suit ma mastec, je me sépare de mon partenaire de cinq ans. Un des déclencheurs précoces est, quelques mois auparavant, le fait qu’il ait commencé à sortir avec une femme cis féminine, dont je sais qu’elle est en tous points « son type » alors que moi, j’ai enlevé mes cheveux, j’ai enlevé mes seins, j’ai changé jusqu’au prénom sous lequel il m’a rencontré·e ; je sens une distance s’installer entre nous. Il s’éloigne et me reproche de plus en plus ma radicalité politique. La rupture est un cataclysme : je perds une partie importante de mes cercles sociaux, mes projections pour le futur et même une certaine sécurité économique. C’est un coût indirect de ma transition.

Quelques mois plus tard, je rencontre un mec trans dont je tombe amoureux·se. C’est une révélation : le désir intense que je ressens pour lui me donne l’envie, l’impulsion, la possibilité de commencer les hormones. Je réalise que si je ne prenais pas d’hormones, ça n’était pas seulement pour moi – même si, à dire vrai, j’ai regretté à plusieurs moments d’avoir commencé un THS, à la différence de la mastec que je n’ai jamais regrettée ; j’ai cependant fait la paix avec la testo et poursuivi jusqu’ici –, mais parce que je m’imaginais que je ne serais plus désirable. Là encore, ce qui me bloquait, c’était une certaine perception de l’ordre genré et son fonctionnement. « Best of both worlds », me disait une amoureuse transfem ; mais en mon for intérieur je croyais encore que je ne pourrais jamais plus être désirable si je quittais tout à fait le monde dans lequel on m’a voulu·e grandir.


Abolir le cistème

Il y a bien des trous dans ce récit, pourtant trop complet par bien des aspects. Je l’ai fait pour dessiner en pointillés ce qui, au final, m’a « rendu·e » trans – ce qui m’a poussé·e dans une trajectoire de transition sociale et médicale.

Ce qui m’a rendu·e trans, ça n’est pas un ressenti. C’est d’abord l’expérience répétée d’un rappel à l’ordre. Ces expériences multiples et kaléidoscopiques de contrôle et de maintien des normes du genre ont fini par me pousser à faire le choix de la bifurcation. La pression est montée sous le couvercle jusqu’à ce que je m’engage vers une masculinisation pour la faire redescendre.

Ce qui m’a rendu·e trans, aussi, ce sont effectivement les autres trans. Ce sont iels qui m’ont montré que je pourrais être bel, être désirable, que transitionner ne serait pas la fin de ma vie sociale et affective. Iels ne m’ont pas « contaminé·e » mais m’ont offert la possibilité de sortir d’un placard dans lequel j’aurais pu mourir – de vieillesse ou de solitude. Je les remercie de toute mon âme et espère incarner pour d’autres, connu·e·s ou inconnu·e·s, ce spectre de possibilités.

Je ne sais pas si je serais trans dans un monde qui n’aurait pas codé si fort les parties de mon corps qui me suscitaient du dégoût comme étant « féminines ». Peut-être que, si j’avais été libre des significations données à mon propre corps, je n’aurais pas souhaité y apporter des modifications. Aujourd’hui, les trans sont en première ligne de cette ressignification nécessaire des marqueurs de genre, qui sont avant tout une dessignification. Les transphobes sont dégoûté·e·s que nous donnions d’autres mots, d’autres usages à des anatomies confisquées par une binarité culturelle stricte, mais (ou car ?) c’est seulement ainsi que nous pouvons rendre le patriarcat obsolète. Les gouines, les pédés et les bi ne s’y trompent pas non plus et y travaillent avec nous depuis des temps (littéralement) immémoriaux. Que des personnes se prétendant féministes, et devant donc avoir à cœur la lutte contre le patriarcat, s’évertuent à présenter les transitions comme une validation de l’ordre du genre au lieu de sa remise en question est risible.

Par ailleurs, ce que j’ai appelé « ordre » ou « normes » de genre et qui désigne, de façon moins nébuleuse, le patriarcat blanc hétérosexuel, opprime un bon paquet de personnes (si ce n’est toutes) et nous n’en sommes ni les seul·es victimes, ni les seul·es dissident·es.

Ainsi, je voudrais suggérer que :

  • Sont cis, les personnes qui ont fait l’expérience répétée de la validation de leur performance genrée et qui s’épanouissent dans celle-ci.
  • Ne sont pas cis, les personnes pour qui la validation et le rappel à l’ordre de genre peuvent s’équilibrer ; ou dans lesquelles le déséquilibre demeure supportable ; celles qui trouvent à habiter des performances alternatives dans le genre qui leur est assigné ; qui incarnent et jouent avec les codes pour obtenir des droits ou privilèges dont elles sont privées ; qui démissionnent silencieusement du genre en en faisant le minimum ; qui refusent la binarité dans leur sexualité ou leurs attirances ; qui sont exclues de l’ordre du genre ; qui luttent pour leur vie, pour ne pas être broyées, sans faire (encore) le choix de bifurquer.
  • Sont trans, les personnes qui changent de trottoir. Qui envoient chier le genre qui leur est assigné pour habiter des genres différents, ou pas de genre du tout. Qui changent de prénom, de pronom, de coiffure, de fringues ou de sexe ; qui guettent le moment en attendant leur heure ; qui se piquent, se tartinent, gobent des pilules à l’hosto ou en squat ; qui s’appliquent à performer un genre ou préfèrent le perforer ; qui hésitent, qui persistent, qui changent d’avis, arrêtent, reprennent ; qui mentent aux juges et aux médecins pour le droit de bifurquer.

Ainsi, les gouines ne sont pas des femmes, ni les pédés ne sont des hommes ; les bi envoient chier la pertinence de la binarité, les inter son existence ; les grosses ne sont pas des femmes, les gros ne sont pas des hommes ; les putes, les handi, les autistes, les fols, les colonisé·es ; la liste est longue de ciels qui, en vérité, ne sont pas cis – et bien courte la liste des membres du cistème.

Alors oui, nous trans avons la particularité d’occuper une position distinctement subalterne dans l’ordre du genre, a fortiori les meufs trans, plus visibles et dont la bifurcation est davantage sanctionnée. Mais comme dans toute lutte minoritaire, ce qui nous bénéficie bénéficie en vérité au plus grand nombre, tandis que la liste de ciels qui ont véritablement intérêt à maintenir l’ordre rigide et binaire du genre est courte.

Vous qui n’êtes pas trans, vous pourriez être allié·es ; mais êtes-vous vraiment cis, pour vous contenter de si peu, ou les luttes trans sont-elles une condition de votre libération ?


[1] Emmanuel Beaubatie, Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre, La Découverte, 2021 p. 103.