LARP in Progress

Toucher, être touché·e | 2024-06-24

Mon rapport au toucher est complexe. Cela fait quelque temps que je voulais écrire dessus, à la fois parce qu’il révèle des choses sur moi en tant qu’individu – et sur ce qui est coûteux ou non dans mes interactions sociales, souvent mal appréhendé – et, peut-être, sur un vécu commun d’autisme et de maladie (voire, de femme – en vérité, je suspecte que des personnes appartenant à divers groupes sociaux fortement médicalisés puissent se retrouver dans certains fonctionnements).

Avertissement : je ne considère pas mon expérience comme malsaine et ne souhaite pas la pathologiser immédiatement, même si les conséquences que j’en tire peuvent être parfois considérées (par moi compris·e) comme pathologiques et sont, au sens strict, anormales.

Mon partage, voire mon argumentaire, se construit autour des points suivants (il ne s’agit pas d’un sommaire) :

  1. La construction de mon rapport à l’intimité physique, et les conséquences sur les réponses que je peux ou ai pu rechercher lorsque j’ai besoin de réconfort ;
  2. Le constat d’une forme d’illettrisme tactile et l’apprentissage tardif (et continu) du toucher ;
  3. Ma construction parallèle comme sujet médicalisé ;
  4. Un état des lieux exploratoire et transversal de mon rapport actuel au toucher, en lien avec l’autisme, la fatigue chronique et les états dépressifs.

Une fois n’est pas coutume, ce texte est fortement intime. Je ne rentrerai pas dans les détails, mais j’y évoque sexualité, consentement ou son absence (hors contexte sexuel), dissociation, expériences émotionnelles/corporelles de dégoût, rejet, douleur, etc. Il se peut que certains passages soient activants, en particulier pour des personnes sujettes à des troubles sensoriels.

Partie I – Genèse tactile

Enfant, je fuyais le contact physique – les câlins, les bises, les interactions forcées avec les adultes m’ont toujours inspiré un vif rejet. Mes parents racontent avec amertume que je suis passé d’un bébé qui ne peut s’endormir que dans les bras à un bambin qui fuit les baisers et les genoux. En grandissant, je n’ai pas développé d’intimité physique et n’ai pas appris à la naviguer : ça a eu plusieurs conséquences, dont la plus visible et handicapante dans ma vie a été un recours automatique à la sexualité comme unique espace d’intimité physique disponible lorsque je ressens un besoin de soutien émotionnel.

Concrètement, cela signifie que je n’ai touché de façon affectueuse – et le moins possible d’aucune façon – personne de mes deux ans à mes quatorze ans, dans un rapport alors d’emblée sensuel. Pour autant que je me souvienne – ce qui, il est vrai, est peu, mais je fais confiance aux conclusions de mon intuition sinon au vide de ma mémoire –, je n’ai eu dans l’intervalle et au-delà aucun contact tendre ou affectueux avec mes ami·e·s, pas même un serrage d’épaule, une accolade, une main réconfortante posée sur un bras.

Ça peut sembler incompréhensible, ou triste tout du moins. Ça l’est peut-être. Je voudrais tout de même insister sur le fait que je parle ici de contact physique volontaire, donc de quelque chose que je n’ai pas pratiqué de mon propre fait. C’est important, car de nombreuses personnes font l’expérience contraire d’une privation du toucher : enfants négligés par leurs parents qui ne reçoivent pas d’affection (ça n’a pas été mon cas, je refusais l’affection physique que mes parents auraient voulu me donner), personnes privées de contact affectif (familial, amical ou amoureux) parce que grosses, handicapées, racisées, etc. Ces faits-là relèvent de la maltraitance et sont le fruit de processus de déshumanisation visant les personnes considérées comme marginales, indésirables, voire monstrueuses. Pour ma part, le contraire – la présomption de mon corps (d’enfant, de fille puis de femme) comme touchable, comme disponible – m’a sans doute en partie mené·e à rejeter le contact physique.

Misotactie

Je construis ce terme comme « misophonie », un trouble sensoriel décrivant le rejet ou le dégoût, suscitant souvent de vives réactions émotionnelles et physiques, face à certains sons. [Trigger Warning – Misophonie : Un exemple très courant est l’inconfort puissant suscité par le crissement d’une craie sur un tableau, ou d’une fourchette sur une assiette.] Il semble que le terme ne soit pas encore acté scientifiquement (la misotactie existe sous le parapluie « Trouble du traitement de l’information sensorielle »), et je n’en ai trouvé aucune occurrence en français, mais il y a bien un subreddit anglophone qui parle de « misotactilia » en ce sens.

Même si la façon dont j’expérimente le toucher n’est pas exactement – ou plutôt, pas systématiquement – du rejet, ce terme me paraît intéressant dans ce qu’il dit de l’intensité et de la viscéralité. Au moment où j’ouvre mon ordinateur pour me remettre au travail, par exemple, j’ai passé une bonne vingtaine de minutes à changer de t-shirt, faire quelques pas, rincer mes bras et mon cou, mettre un autre t-shirt, m’asseoir, me relever, capituler et remettre le t-shirt initial que je trouve trop chaud et dont le col – pourtant lâche – me donne l’impression de pouvoir m’étrangler. L’air est moite et mon débardeur « chouchou » m’a paru trop serré, d’autant plus qu’en intérieur, je supporte mal d’être habillé·e – je ne suis pas chez moi, sinon je serais sans doute en slip ou robe de chambre – ; quant au crop-top que j’envisage de mettre pour sortir tout à l’heure, il tombe sur les épaules, et ce contact était très irritant et m’aurait empêché de me concentrer. L’hiver, je peine à m’habiller, car je supporte mal les couches, propres à créer des plis inconfortables ; pendant longtemps, je n’ai pas porté de jeans, et encore aujourd’hui il y a des jours où je ne parviens pas à m’y forcer et sors soit en tenue de sport, soit en jupe, non par goût mais par confort sensoriel (au prix d’un peu du confort psychologique de me fondre à peu près dans la masse des hommes) ; la nuit, je dors avec un traversin entre les bras et les jambes, ou si je ne suis pas chez moi, en faisant des replis de couverture, car je ne supporte pas le contact de ma peau sur ma peau – mes cuisses, mes aisselles, etc. – ; une couverture lestée de 9 kg – j’en fais 52 – vient m’apaiser et m’apporter le calme.

Ceci posé, il n’est guère surprenant que le contact humain me soit également difficile.

J’ai l’habitude de décrire un contact non-anticipé comme une déflagration. Si une main se pose sur mon épaule, la sensation se diffuse en cercles concentriques à partir du point de contact avant de se dissiper, comme une onde, comme les vagues soulevées par un plongeon. Le contact convoque immédiatement toute mon attention, il prend la priorité sur toute autre pensée ou sensation. Selon mon niveau de fatigue et de vigilance, le pic d’anxiété consécutif est plus ou moins élevé. Dans tous les cas, le gérer demande beaucoup d’énergie. Ça m’épuise.

Les allistes – les non-autistes – n’ont pas conscience de cela. Iels ne se posent pas la question. Parfois, c’est par négligence, parfois, par convention, parfois même, par sollicitude. Poser la main sur le bras d’une personne autiste que l’on perçoit en difficulté, en signe de soutien, peut en réalité rajouter à la charge sensorielle qu’elle tente d’affronter.

La sexualité comme espace de consentement

C’est en devenant un sujet sexuel que je suis devenu·e un sujet tactile. En effet, c’est là où j’ai construit, par l’expérience du désir, la volonté de toucher, et surtout, le moyen de le faire dans un cadre sécurisant. (Mes parents se moquaient de mon refus et mon dégoût du contact physique en me disant « on rira bien quand tu auras un petit ami et qu’on ne pourra plus vous décoller », et ils n’avaient pas tout à fait tort – phénoménologiquement. Au point de vue des causes, iels étaient bien loin du compte : encore et toujours la question n’était pas celle du type de contact ou du fait du toucher, tant que de mon agentivité dans l’équation.)

J’imagine qu’il est curieux de lire que la sexualité a été un espace sécurisant, là où la bise où l’accolade amicale sont restées des situations de danger (au point de vue de mon système nerveux). La sexualité est tellement associée au « risque » que l’on oublie de considérer un point crucial : bien que ça soit bien loin d’être parfait, la sexualité est le seul domaine où il existe, culturellement, une notion de désir et de consentement. D’ailleurs, une bonne partie de ce qui coince malgré tout sur l’effectivité du désir et du consentement est à mon sens lié au fait qu’on débarque à l’adolescence et soudain on nous dit « tu n’es pas obligé·e si tu ne veux pas », en nous ayant inculqué toute notre enfance à sourire, dire merci, faire la bise à tata même si tu veux pas, faire un câlin allez viens là, c’est pour ton bien si le médecin te fait ça. Attendre des individus que soudain, on soit capable d’identifier, poser et communiquer ses limites et ses désirs est absurde – mais ce n’est pas le sujet de cet essai.

La sexualité a ainsi joué chez moi un rôle crucial, d’ouverture à autrui, d’exploration sensorielle, de puissance. Elle a été un espace de création d’intimité, toutefois non exempt de violences ; en effet, des violences, il y en a eues, de la part de mes partenaires mais aussi, sans doute, de la mienne. Pour autant, la sexualité me donnait l’illusion d’un milieu contrôlé : il me semblait qu’elle agissait comme catalyseur pour révéler, par la vulnérabilité partagée ou arrachée, le fond d’une personne.

Si j’ai pu commencer à avoir des contacts affectifs non-sexuels seulement avec des personnes avec qui j’avais déjà eu un contact sexuel, c’est parce que l’espace de la sexualité était un « ça passe ou ça casse » où je découvrais si l’autre était ou non digne de confiance. Montre-moi ton cul, je verrai ton âme.

Trop peu de bouées quand l’eau monte

Même si la sexualité m’a permis de passer de « aucune intimité physique » à « une intimité physique possible avec un petit nombre de personnes isolées par une interaction sexuelle sécurisante », je ressens encore aujourd’hui, et malgré les progrès, à quel point cette restriction me limite.

Au quotidien, je « fonctionne » relativement bien – c’est-à-dire que je navigue à peu près correctement mes spécificités cognitives et sensorielles et mes (in)capacités. Pour autant, je m’épuise fortement, et j’ai d’énormes difficultés à me reposer. J’en arrive parfois à un stade où je ne suis plus capable de rien, ou de grand-chose en tout cas. Cet état s’accompagne d’une profonde détresse, dans lequel je ressens un besoin intense de soin et de soutien. Malheureusement, c’est également dans cet état que ma vision se réduit et que les personnes avec qui j’ai des relations de solidarité au quotidien se trouvent souvent renvoyées à cet ensemble « monde hostile » que mon cerveau blessé repousse.

C’est pour cette raison notamment que j’ai une dépendance aux relations amoureuses. Les amoureux·ses, ce sont les personnes à qui je peux demander du soin, et surtout dont j’accepte d’en recevoir (j’ai tenté récemment d’écrire un texte pour démêler mon rapport, souvent paradoxal et mal aligné avec mes convictions profondes, aux relations romantiques ; j’ai rencontré une aporie au bout de trois paragraphes et relégué la tâche à plus tard). Faute d’amoureux·se, mon cerveau se tourne aussi volontiers vers des ex-partenaires. J’ai un ami à qui je continue parfois d’avoir l’impulsion de demander du sexe quand je suis en détresse, malgré qu’il me répète chaque fois que c’est non, parce que nous avons une expérience sexuelle de soin et de confiance ensemble que mon cerveau a enregistrée et qu’il considère donc cet ami comme un « safe space ». J’ai une batterie d’ex-qui-sont-des-ami·e·s vers qui je me tourne régulièrement lorsque j’ai besoin de tendresse et de soin, parce que je ne parviens pas à demander ces choses aux personnes avec qui je n’ai jamais eu de contact sexuel.

Well… There’s a lot to unpack here, comme dirait l’internet.

Partie II – Apprendre à toucher

Lorsque je constate qu’il y a chez moi un schéma comportemental ou émotionnel qui me nuit de façon récurrente, je m’efforce de le changer. Par le passé, ça a pu se produire de façon extrêmement rapide, sur un mode qui m’évoque la mise à jour logicielle. Je remarque que mes réactions émotionnelles dans une situation donnée me mènent à des comportements d’auto-sabotage (par exemple, dans le cas de jalousie ou d’insécurité relationnelle), je prends le temps de me poser avec ces sentiments, et je prends la décision de les abandonner. Bien sûr, il y a des « rechutes », mais ce mode « mise à jour » est plutôt efficace chez moi, car je suis facilement convaincu·e par une approche rationnelle. Procéduralement, ça donne quelque chose comme :

[Constat d’un schéma comportemental ou émotionnel générateur de tensions internes ou de conflits externes]
Ce schéma est-il adéquat avec mes objectifs et mon éthique – la façon dont je souhaite vivre ma vie en congruence avec mes valeurs ?
→ 1.1. Si oui, que puis-je faire pour résoudre les tensions/conflits ?
→ 1.2. Si non, à quel besoin sous-jacent tente-t-il de répondre ?
⇒ Ce besoin est-il actuel, conforme avec la réalité présente de ma vie ?
→ 2.1 Si oui, comment puis-je y répondre d’une façon adéquate à mes objectifs et mon éthique ?
→ 2.2 Si non, ce besoin est obsolète et peut être effacé.

La décision d’agir sur mon rapport au toucher intervient au niveau 1.2 : limiter l’intimité physique à des partenaires sexuel·le·s, avec la dépendance émotionnelle que cela induit aux relations sexo-affectives, n’est pas en accord avec ma volonté de construire une vie basée sur la solidarité et dépourvue de hiérarchies, conforme à mes idéaux anarchistes. Pour autant, mon besoin d’intimité et de soin est bien réel, et n’interfère bien entendu aucunement avec ceux-ci.

Ainsi, à la question 2.1 émerge une réponse complexe : d’abord, il me faut me former au contact physique, apprendre ses usages, éduquer ma sensorialité à sa pratique ; ensuite, il me faudra adresser le problème plus complexe de la confiance, du sentiment d’insécurité et d’inadéquation – sécuriser l’attachement.

Au Nord tout·e

L’un des piliers de ma socialisation (ici au sens profane de « socialiser », aller dans le monde, interagir, pas au sens sociologique) est le recours à des fonctions et des rôles. Être anthropologue – le devenir, ne jamais consommer le titre – m’a ainsi permis de mettre un second pied dans le milieu du jeu de rôle grandeur nature, qui a été d’une importance cruciale dans ma vie pendant plusieurs années. C’est une étiquette et une fonction qui m’ont permis de repousser mes limites à de nombreuses reprises : sans cela, je n’aurais jamais été capable de participer à de nombreux jeux, probablement même pas à LaboGN (à mon premier LaboGN, j’ai fait une crise de panique à cinq minutes de la maison au départ et mon amoureux d’alors m’a soutenu·e, conduit·e et basiquement mis·e au lit en arrivant ; c’est pourtant un espace où j’ai rencontré des personnes formidables et qui a impulsé énormément de choses dans mon parcours, dont Mieux gérer nos conflits).

Surtout, sans ce rôle d’anthropologue, je n’aurais pas été capable d’aller en Finlande, d’y vivre six mois et de participer activement à la communauté de GNistes que j’y ai trouvée. (Je pourrais, d’ailleurs, m’attarder ici sur le GN seul, puisque l’alibi du personnage m’a permis de nombreuses expérimentations – mais j’en ai déjà parlé ailleurs, notamment dans cette vidéo et cet article, ainsi que dans mes mémoires de Master 1 & 2.)

Or, c’est en Finlande que j’ai appris à toucher des gens, intentionnellement et hors contexte sexuel présent ou passé. Mon ethos anthropologique m’y a aidé – dans un contexte culturel différent du mien, j’accepte a priori les coutumes en vigueur (ce qui ne signifie bien sûr pas une observance a-critique ni – pire – ironique, mais un effort consenti de prise au sérieux et de compréhension des usages culturels distincts), et l’accolade étant un mode de salutation courant entre connaissances, j’ai accepté de l’adopter. Le déracinement, qui est aussi abstraction du jugement intériorisé (réel ou perçu) de mon contexte culturel ordinaire, a également été un facilitateur paradoxal (réputé·e « pudique » dans ma famille, car j’ai très jeune souhaité couvrir mon corps et ne pas apparaître dénudé·e devant mes parents ou même ma petite sœur, j’ai adopté l’usage de la nudité au sauna sans la moindre gêne, au point d’ailleurs de difficilement supporter de porter un maillot de bain dans un sauna ou autre spa aujourd’hui car j’ai intégré que ça n’était pas hygiénique). Enfin, l’élément suivant est le plus important : ON M’A TOUJOURS DEMANDÉ LA PERMISSION de me donner l’accolade.

Je mets des majuscules parce que, bordel, ça devrait être évident mais pas du tout, DU TOUT. Voilà, je m’énerve ; depuis le début de la pandémie de Covid, j’ai réussi à esquiver la pratique de la bise parce que son usage a presque disparu, avant de rejaillir sans revenir à son niveau d’avant. Je me souviens – de la façon dont je me souviens, c’est-à-dire : impression-fugace-lieu-émotion-pensée, un micro-fragment d’une milliseconde jeté à la va-vite dans une bibliothèque sombre et encombrée – du sentiment de résignation et de déception lorsqu’une cousine de mon père m’a tapé la bise, à l’été 2021, « tout de même ça fait longtemps » et que je me suis dit merde, j’ai quand même tenu un an. Je me souviens aussi d’un (ancien) ami, à mon premier GN post-confinement (est-ce le seul ? …wait, hors Labo, je crois bien), qui arrive vers moi les bras écartés, je proteste « non pas de câlin ! » « alleeeez c’est parce que c’est moi » et mon corps qui se tend sous l’embrassade, putain de merde c’est quoi le problème avec les Français·es ??

Toucher, un acte de soin

Voilà, le problème central est débusqué : le consentement. Autiste diagnostiqué·e à l’âge adulte, mes besoins sensoriels spécifiques n’ont jamais été pris en compte étant enfant, et le contexte culturel adultiste, patriarcal, paternaliste et empreint de culture du viol qui caractérise la France contemporaine a enfoncé le clou dans le cercueil de mon rapport au contact physique.

Ayant compris cela, et aidé·e par la création réussie d’intimité physique dans un cadre sexuel, j’ai pu avancer vers la reconnaissance que le toucher était important pour d’autres personnes, et qu’il pouvait faire partie des leviers à ma disposition pour réconforter mes ami·e·s. Bien que n’en ressentant pas spontanément l’impulsion, je peux ainsi proposer un câlin lorsque la personne qui me fait face exhibe des signaux de tristesse ou d’accablement. Je ne m’estime pas très compétent·e en la matière, mais je sais désormais que l’intention est appréciée dans tous les cas, et que le cerveau se démerde pour produire des hormones adéquates (enfin j’espère). Néanmoins, je ressens toujours beaucoup d’hésitation et de malaise lorsque je me trouve face à une personne visiblement en souffrance, parce que je ne sais pas comment m’y prendre pour la réconforter. Prodiguer un toucher pertinent est un apprentissage tardif.

Un autre mode de soin tactile a cependant conquis ma faveur : le massage. Masser est un soin que j’apprécie de donner : il n’est pas anodin et demande davantage d’implication (ne serait-ce qu’en temps), mais a l’avantage sur le câlin de faire quelque chose, il a une fonction (soulager, détendre) et a donc davantage de sens dans mon référentiel (je vois immédiatement l’intérêt du massage, alors que l’intérêt du câlin reste flou). Par ailleurs, il demande de la compétence, de l’écoute, de l’application : c’est un vrai moment partagé, pour lequel je m’efforce d’être « dans mon corps » (si je dissocie, je perds le fil de mon massage, qui devient erratique ou inefficace). Certes, je masse assez rarement et ça ne renverse pas le déséquilibre existant dans ma manière de pratiquer le contact physique, mais c’est une façon sensuelle et non sexuelle de créer de l’intimité physique qui ajoute à mes options de toucher.

Pas d’être touché·e, il est vrai ; chaque chose en son temps. En effet, si j’apprécie d’être massé·e, mes douleurs chroniques et l’habitude de la kinésithérapie font que des mains amies mais non-expertes ont plus de chances d’augmenter mon inconfort que de le réduire.

Partie III – Être touché·e

Nous voici enfin à la partie où je parle d’être touché·e – et en quoi c’est souvent plus facile pour moi que d’être la personne qui touche. Comme souvent, j’y arrive au bout de 20 000 caractères alors que c’est ce qui a motivé l’écriture de cet essai.

Il y a quelques semaines, à mon cours de self-défense anarcho-queer du lundi matin, [expression-proposition-émotion-silence – traduction authentique mais fictive :] le prof nous a présenté une technique qui nécessitait une manipulation complexe pour mettre l’autre au sol. J’étais sensoriellement épuisé·e et j’ai décliné de faire l’exercice. Ma partenaire a gentiment proposé « si tu veux, tu me le fais mais je ne te le fais pas », présumant que je ne souhaitais pas être touchée (être la cible de la technique) mais que je souhaiterais peut-être essayer. J’ai décliné, disant que ça ne changeait rien, mais je me suis immédiatement dit qu’en fait si, ça changeait quelque chose, mais pas dans le sens présumé.

Corps médical

Je peux accepter d’être touché·e. Je consens chaque semaine depuis des années à être manipulé·e par des kinés, voire des ostéopathes, étiopathes ou acupuncteurs ; je consens à des examens gynécologiques chaque fois que nécessaire, avec résignation et un certain déplaisir mais sans que cela fasse naître un ressenti de violence (à condition que l’examen soit conduit de façon respectueuse et professionnelle évidemment) ; je consens à des prises de sang, des prélèvements nasaux ou pharyngés ; je me fais même tatouer, bien que ça ne soit pas du tout la même approche (occasionnellement, je me laisse même couper les cheveux, même si ce dernier acte se rapproche bien davantage d’une torture et je préfère cent fois confier mes cheveux au coup de tondeuse parfois hasardeux de ma colocs ou celui, qui l’est toujours, que je perpètre moi-même, qu’aux mille coups de ciseaux d’un·e coiffeur·se qui irritent quatre de mes sens et brûlent ma patience – mais je m’égare encore).

En tant que jeune fille d’abord, malade chronique ensuite et personne trans enfin, j’ai été socialisé·e au toucher médical. J’ai eu la chance de ne pas subir de maltraitances nettes dans ce cadre (même si la négligence, caractérisée notamment par une errance médicale longue ou encore un refus de poser des diagnostics, est en soi une maltraitance). J’ai donc appris à composer avec.

Par « composer avec », j’entends en vérité « dissocier » : mais la dissociation est un mécanisme défensif efficace, que je ne souhaite là non plus pas considérer comme immédiatement pathologique. Nul·le, même alliste et valide, n’est « en présence » 100 % du temps. Lorsque je constate que je dissocie (le plus souvent, ai dissocié) au sein d’une relation intime, je m’en inquiète, car c’est un indicateur que j’ai peut-être dépassé mes limites ou adopté une distance défensive à un endroit où je souhaiterais pouvoir exister en toute confiance et transparence. Quand je dissocie lors d’un examen médical, ou un trajet dans un environnement bruyant, ou même pour affronter une situation d’urgence, je délègue à mon système nerveux la tâche de répondre à un contexte difficile. La plupart du temps, la dissociation ne menace pas mon agentivité, elle ménage au contraire ma capacité.

Une sorte de synthèse

Ainsi, être touché·e, pour peu que je consente, peut-être relativement facile : je peux être manipulé·e sans consommer trop d’énergie, en mettant le toucher à distance.

Il est vrai que ça peut engendrer des difficultés : je peine à exprimer à mon kiné ce qui se passe dans mon corps – une difficulté présente chez de nombreux·ses autres autistes et fibromyalgiques –, et me connecter suffisamment pour le faire me demande à nouveau un effort de confiance et de mise en vulnérabilité que la dissociation m’évite habituellement dans un contexte médical. (Puisqu’on parle de mon kiné, j’ai constaté que si son toucher strictement thérapeutique est facile à recevoir, j’ai en revanche la même sensation de « déflagration » lorsqu’il conclut une séance par un serrage d’épaule amical – « allez, on s’arrête là pour aujourd’hui ! » –, ce qui suggère qu’il existe une difficulté supplémentaire dans le rapport à l’intimité – marquée par une attitude amicale –, pas seulement au toucher.)

Toucher, en revanche, demande une intention, et cette intention requiert ma présence minimale. ^Je peux ignorer quelque chose qui m’arrive – en vérité, je le fais tout le temps, avec la douleur notamment –, pas quelque chose que je fais. Ainsi, il aurait été plus coûteux pour moi de pratiquer la technique martiale démontrée sur ma partenaire que de consentir à en être cobaye.

J’ai failli consacrer un paragraphe « bonus » à la mémoire musculaire qui, pour difficile à acquérir, est cependant redoutable une fois installée : mais le concours de mon corps ne dispense pas mon cerveau d’appuyer sur le bouton qui enclenche la séquence – le coût initial de l’intention est maintenu.

Épilogue : sexualité et vulnérabilité – quand même…

Je ne peux cependant finir sans revenir sur le récit trop univoque fait de mon rapport à la sexualité, espace d’intimité et de réciprocité : à le lire, on conclurait trop vite que ma sexualité est un espace entièrement fluide et libéré, versa, où les caresses s’échangent librement ; ça n’est pas le cas, il me faut le reconnaître. Lorsque je ne me sens pas pleinement en confiance, pour des raisons liées au rapport à man partenaire ou mon état psychologique, j’ai tendance à « top », à être la personne qui fait plutôt que celle à qui on fait. Et puisque les situations où je me sens pleinement en confiance sont finalement rarissimes, eh bien… C’est la majorité du temps.

Ainsi, il m’est plus facile d’être touché·e (si je dissocie), mais il m’est plus facile de toucher (si j’agis). Ce qui facilite le toucher, dans un sens comme dans l’autre, c’est le sentiment de la fonction. Si le toucher intervient comme signe, ou objet, d’un lien, patatras. Le sexe – mais aussi, je le disais plus haut, le massage – transcende en quelque sorte cette binarité en étant une activité qui crée ou manifeste un lien tout en conservant une dimension de compétence, d’apprentissage, de créativité. De même que je panique si on me propose d’aller boire un thé, mais accours si le thé est prétexte à une réunion d’organisation, l’intimité physique « pour elle-même » me prend au dépourvu tandis qu’une proposition sexuelle conserve ma capacité à exercer curiosité et compétence. De même également, à force de faire des réunions d’orga avec des gens, je peux aller boire un thé sans craindre l’ennui ou le cringe, et à force de faire du sexe avec quelqu’un l’intimité physique devient aisée.

Je viens sans le vouloir de commettre dans cet essai le même déroulé argumentatif que ce que je conseillais comme « recette miracle » de dissert’ à mes élèves de philosophie : oui, non, plot twist – « I. Toucher est difficile, II. Être touché·e est plus facile, III. En fait c’est l’intimité et la vulnérabilité corollaire qui détermine in fine mon rapport au contact ».

Ma difficulté vis-à-vis de l’intimité physique intervient dans le cadre d’un malaise vis-à-vis de l’intimité en général : toutefois, elle est fortement informée par mes troubles sensoriels, des systèmes de domination tels que la misogynie et l’adultisme, l’expérience de la maladie, etc. J’espère en cela, une fois encore, que mon récit intime nourrisse non seulement le vôtre, mais votre vision des mille particules politiques qui s’entrechoquent et donnent lieu à nos existences individuelles.