J'ai peur de parler
2024-03-06
Texte lu et écrit pour une scène ouverte queer à Toulouse le 6 mars 2024 au Squat de l'Impasse.
J’ai peur de parler.
J’ai peur de parler, de prendre la parole publiquement ou semi-publiquement, en ligne, sur une scène ouverte comme celle-ci ou dans une brochure. J’ai peur d’exprimer mes idées, peur de les formuler même, peur, en fait, de tout le processus depuis les tâtonnements candides entre ami·e·s jusqu’à la prise de position publique et la formulation d’un discours.
J’ai peur de parler parce que j’ai peur d’être entendu·e.
J’ai peur d’être entendu·e parce que je crains qu’on me comprenne mal ou pas du tout, je crains de mal m’exprimer, de dire des choses bêtes, fausses, offensantes, blessantes. J’ai peur des oreilles qui m’écoutent et me reçoivent, peur de me livrer à elles – sans savoir si ça sera en pâture.
J’ai peur de parler parce que j’ai peur de me tromper.
J’ai peur de me tromper parce que je redoute la honte, dans sa forme la plus intime de moi à moi ou dans la forme sociale, spectaculaire, de l’humiliation. J’ai peur du dénigrement, de la condamnation, j’ai peur qu’on me réduise sans cesse à cette parole erronée ou naïve, je redoute le regard scrutateur que j’imagine sur moi et qui se glisse sous mes paupières quand je détourne le regard.
J’ai peur de parler parce que j’ai peur d’être puni·e.
J’ai peur d’être puni·e parce que je vois ce qui arrive à ciels qui sont puni·e·s. Je suis terrifié·e que les gens à qui je parle et qui m’écoutent et face à qui je me trompe me fassent payer mes erreurs et la portée de ma voix et le fait même de ma prise de parole.
J’ai peur de parler.
Je sais que je ne suis pas seul·e là-dedans et que je parle plus que beaucoup, même si je m’arrange toujours pour être entendu·e par assez peu de personnes pour limiter l’éventualité d’une punition.
La punition. Comme à l’école. Et comme à l’école, la punition et même la possibilité de la punition empêche d’apprendre. C’est d’une ironie grinçante. On est culturellement noyé sous la punition. Son idéologie, répression, contrôle, droit, éducation, est omniprésente. En maternelle on est déjà familier avec le concept. Si tu fais quelque chose de mal, tu seras puni·e. Si tu recommences, tu seras puni·e plus. Et ainsi de suite.
Or, la punition n’apprend jamais à mieux faire. Son seul enseignement, c’est qu’il est désagréable d’être puni et qu’il vaut mieux ne pas l’être. Dans les milieux militants comme à l’école, on se raconte que les gens qui ont été punis apprendront à « bien se comporter ». En réalité, on apprend le plus souvent l’une de ces deux choses :
- Quand on n’est pas sûr de « bien faire », mieux vaut ne pas essayer ;
- À mentir, dissimuler ou manipuler pour échapper à la punition.
Ces deux attitudes, résignation et trahison, sont radicalement nocives aux luttes, à la construction des groupes et au bien-être des individus qui les constituent. La punition est une force puissamment contre-révolutionnaire qui n’a besoin que de nous pour s’exercer ; la bonne nouvelle, c’est qu’on doit pouvoir aussi cesser de la nourrir.
J’ose une prise de position : nous devons nous débarrasser des mécanismes de punition parce que nous avons besoin de nous tromper, continuellement, pour avancer. Pour cela il nous faut écouter et être écoutés, s’entendre et se parler. Et même si j’ai peur de parler, je crois que ça mérite d’être dit.