Passage : In Memoriam
Publié 2023-02-03
Aujourd’hui, je retrouvais Anne-Emmanuelle pour une session d’écriture simultanée, afin de travailler sur une refonte de mon GN Passage,
un jeu de rôle grandeur nature pour huit joueurs et joueuses qui met en scène la première soirée pyjama de huit adolescentes. Au cours de celle-ci, elles vivront une expérience mystique, ouvrant la porte vers un monde étrange, spirituel et changeant. C’est un jeu d’initiation, qui interroge les rapports entre « filles » et le passage à l’âge adulte. (lettre d’intention)
Passage est un jeu qui aurait dû voir le jour quelque part en 2020, et que le prétexte du Covid a servi à annuler. Plus tard, je tâchai d’en organiser une version « courte », qui prit fin après les ateliers car un des participants, pressé par l’imminence du couvre-feu et mon empressement à tout de même mener cette expérience à terme, se sentit mal. S’en tenir aux ateliers ne m’avait nullement dérangé·e ; et pas seulement parce qu’il est crucial, en tant que menaire de jeu ou organisataire, de manifester encore et encore que « les jouaires sont plus important·es que le jeu » – de ça, Thomas Munier parle mieux que moi : et ce dans un texte écrit suite à une session de jeu où je faisais partie des jouaires qui renoncèrent, ce qui ne manque pas de teinter mon renvoi à l’écrit de Thomas d’une certaine ironie piquante (mais pas désagréable – piquante comme un radis ? Les puristes me diront qu’un radis bien mûr ne pique pas tant que ça, mais vous voyez l’idée).
Non ; la non-conduction à son terme ne m’avait pas dérangé·e, parce que ce qui est important pour moi lorsque je crée un jeu, c’est le processus d’écriture lui-même. Vraiment, il eût été de meilleur goût que je fus romanciaire, tant je freine des quatre fers à la mise en œuvre d’un jeu, qui dût pourtant être son acmé ; car ce qui compte à mes yeux, c’est la création d’un univers mental et d’une structure dans laquelle certaines de mes expériences et émotions trouvent à se sublimer. Si le roman n’y satisfait pas, c’est que la littérature est un lieu de décisions (bien qu’une Amélie Nothomb puisse se permettre de déroger à cette règle censément immuable, son statut royal l’autorisant à franchir des limites auxquelles nous autres restons soumis·es) : or, lorsque j’écris, je ne souhaite pas décider. Ce qui m’importe n’est jamais la « destination » mais le processus qui pourrait y mener – que l’on ne prête pas à ce comportement plus de sagesse qu’il n’en est dû, car ce travers singulier provient bien davantage d’une inappétence pour la permanence que d’un lâcher-prise quant à l’issue des choses. Si j’étais architecte, sans doute ne tendrais-je qu’à regret mes plans à une maçonne ; mathématicien·ne, je n’aurais pas un regard pour le travail d’application des physiciennes ; philosophe, je négligerais… néglige… Le militantisme concret pour la mise en œuvre du monde dont mon effort théorique esquisse les entrelacs.
Pour autant, j’avais tenté, lors d’un atelier d’écriture en pyjama organisé sur le Discord de l’association eXpérience par Lucie, de me ressaisir du processus créatif ainsi interrompu pour donner à Passage une réalisation. Armé·e de réalisme, j’avais pris note du caractère intimidant du jeu – qui « traite de la socialisation féminine, du rapport à la sexualité, de l’éducation à la sensualité, de la masturbation » (lettre d’intention) – et jeté sur le papier (enfin, l’écran) l’ébauche d’une structure portant la durée du jeu et des ateliers qui l’encadrent à 4 ou 6 heures, plutôt que 24. Aidé·e en cela par les conseils avisés de Lucie et d’autres participant·es, j’étais reparti·e optimiste, et convaincu·e de pouvoir bientôt organiser Passage dans la salle souterraine du Salmanazar (bar toulousain où Gaspard, partenaire de tant de crimes, est associé).
Les mois passèrent. Une année. Plus d’une année. Et puis, l’organisation 2023 de LaboGN – qui ne put se tenir en 2022, portant à deux ans l’intervalle entre deux sessions – me fit me dire que s’il était un lieu où Passage fît sens, c’était bien le Labo : expérimental, Passage l’était/aurait dû l’être assurément, l’adaptation de la mécanique d’Ars Amandi – une technique de simulation de rapports sexuels utilisée notamment dans les grandeur nature « nordiques » – à la masturbation n’étant qu’un aspect quelque peu pittoresque de ce qui s’annonçait comme une exploration ludique et personnelle. (Las ! Je vis pourtant avec amertume le fait que je ne serai pas ciel qui invente l’Ars Onani). C’est ainsi que je me trouvai lundi dernier en compagnie d’Anne-Emmanuelle pour une première session de travail sur les jeux que nous souhaiterions respectivement amener à LaboGN, où le regard de chacun·e s’aiguise à la critique et la curiosité. Déjà, je lui confiai ce doute : je ne sais s’il est encore temps pour moi d’écrire ou d’organiser Passage.
Aujourd’hui, arrivé·e la tête pleine de nouveauté et d’enthousiasme pour rien qui fût en lien avec le GN, je mis en haut de ma liste des tâches la décision de raviver ou d’enterrer cette œuvre ludique (je grince les dents en écrivant « œuvre », pris·e soudain d’une émotion de rejet ; mais, qu’importe ma pudeur ou humilité pastiche, c’est bien pour l’art que j’écris – et si un jeu peut être à la fois œuvre et jeu, puisque Passage n’aura jamais de jouaires, il penche de façon déterminante vers le seul statut d’œuvre, inachevée mais riche de ce qu’elle aurait voulu être). Parcourir les premières lignes de la lettre d’intention y suffirent ; non, je ne m’efforcerai plus d’organiser Passage.
Lorsque j’en faisais la « promotion » – quel nom lugubre pour qualifier le fait de partager ce qui nous passionne –, j’avais développé avec Leïla dans un podcast et dans une preview sur Electro-GN ce qui m’avait poussé·e à écrire ce jeu, et ce que je voulais y transmettre. Je ne reviendrai pas en détail dessus, mais Passage est l’expression brute et alambiquée de la détresse frustrée d’une ado queer amoureuse de sa meilleure amie. Passage, c’est le fantasme de la résolution de cette tension, de la sortie du carcan étouffant de l’hétéronormativité que les meufs bi connaissent peut-être d’autant plus qu’elles s’y trouvent réassignées chaque fois que leur désir a le malheur de s’attarder sur un sujet mâle. Le passage, c’est celui de la norme hétérosexuelle monogame à l’anarchie et au queer.
Peut-être que s’il n’est plus temps de réaliser Passage, c’est que le passage, je l’ai effectué. Je ne ressens plus le besoin de prouver que je suis queer. Le poids de l’hétérosexualité – terme qui a cessé complètement de faire sens au fil de ma désertion du genre – s’est fait plus léger sur mes épaules. J’ai la sensation que l’hétéronormativité n’a plus de pouvoir sur moi (contrairement à la norme monogame, qui en est peut-être une facette non-exclusive – pun not intended –, et sur laquelle il me faut continuer d’écrire). À travers mes personnages et l’expérience que je proposais, j’espérais par magie les suivre dans leur passage ; à présent, je souhaite à leur être désincarné de s’être glissés, à ma suite, à travers le seuil.
— Éris
P.S. : Les documents produits pour et autour de ce jeu, quoique je ressente l’envie honteuse de m’en détourner pudiquement, restent accessibles sur mon site. Jour après jour je m’efforce de porter sur ciel que j’étais, que je suis et serai demain un regard de tendresse et d’indulgence, dont je souhaite que la teinte persiste à colorer mon regard sur les choses et les gens, quand bien même cet idéal demeure à tout jamais inatteignable.
P. P. S. : J’ignore pourquoi cela fait de plus en plus sens de signer Éris. Parfois, c’est que j’aimerais dissocier ma personne de mes écrits, afin qu’on ne révèle pas si souvent – c’est-à-dire parfois – m’avoir lu·e lorsque j’énonce mon prénom, afin d’éviter une partie de l’aura prestigieuse et déshumanisante que cela peut créer. D’autres fois, comme aujourd’hui alors que je signe ce mail presque intime, ça ne fait sens que par l’intuition.