La guerre que nous avons perdue | 2020-10-23
Il y a quelques semaines, j’ai écrit un jeu de rôle basé sur des cartes, Word War, pour une anthologie de jeu de rôle au bénéfice d’organisations anti-fascistes britanniques. Il commençait par cette célèbre phrase de Roland Barthes, issue de sa Leçon inaugurale lors de son admission au Collège de France :
« La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. »
J’annonçais par là l’intention d’écrire un jeu qui n’adressait pas le fascisme comme idéologie ni même les fascistes mais le procédé par lequel, citant toujours Barthes, « Dès qu’elle est proférée […] la langue entre au service d’un pouvoir ». La façon dont je proposais de matérialiser cela dans Word War, dont l’intention demeurait fermement ludique (il est, je crois, amusant à jouer, quoiqu’il soit désormais amer de réfléchir dessus), était d’opposer les joueur·se·s, réparti·e·s en deux groupes (le « Système » et les « Activistes » – leurs idéologies étant définies par les joueur·se·s au début de la partie, le jeu est techniquement « ni de droite ni de gauche », selon la formule ironiquement consacrée), sur le contrôle du vocabulaire. Le principe est simple : en début de partie, le Système et les Activistes définissent une réserve de mots mutuellement exclusifs (à « travail salarié », on opposera peut-être « aliénation », à « communautarisme » « identité culturelle », etc.), qui leur serviront à discourir pour défendre leurs points de vue antagonistes. Au cours de la partie, des actions permettent au Système (avantagé) et aux Activistes de voler, supprimer et échanger des mots avec leurs adversaires, mais aussi d’en imposer – jusqu’à ce que le camp adverse ne puisse tout simplement plus exprimer adéquatement ses idées.
Or, voici qu’à l’issue de sept jours de descente aux enfers politique, marqués par la déclaration anti-sociale d’un « couvre-feu » destiné à maintenir en action les forces productives au détriment du bien commun et les réactions d’une proportion inouïe à l’assassinat de Samuel Paty, je demeure dans un état proche de la sidération. Les raisons à cette sidération, qui se transforme peut-être en stupéfaction à mesure que je tente de l’écrire, sont bien entendu nombreuses : la décision autoritaire et injustifiable d’un point de vue sanitaire d’imposer le couvre-feu a été immédiatement suivie d’attaques à peine concevables de la part de responsables politiques – dont le ministre de l’intérieur ! – envers les musulman·e·s dans leur ensemble, qui a peut-être atteint son apogée dans le bafouement éhonté – et même revendiqué – du droit français par celui-là même qui, promu ministre en vertu de la sacro-sainte « présomption d’innocence », est censé s’assurer de son application. (Quand bien même les arrestations aient été approuvées par le juge des libertés, ainsi que se défend Darmanin, ces attaques politiques et préventives sont de mauvais augure pour nos libertés publiques, comme en avertit un représentant de la Ligue des droits de l’Homme dans Mediapart).
Ma stupéfaction horrifiée culmine cependant dans ce qui peut n’apparaître que comme un détail : l’usage, désormais répandu des plus hautes sphères de l’État aux usages les plus ordinaires, du terme « islamo-gauchiste ». Pour moi, cet adjectif fantasque n’était alors qu’une plaisanterie, un mème ou un bon mot balancé d’un ton moqueur à des proches militants : il n’était qu’un énième fantasme de l’extrême-droite, un homme de paille utilisé par celle-ci pour discréditer en comité restreint (quoiqu’à grande écoute) un adversaire politique caractérisé par son absence de haine névrotique à l’égard des pratiquant·e·s de l’Islam (réel·le·s et présumé·e·s).
Mais le voilà désormais sur le devant de la scène, l’islamo-gauchiste, ce judéo-bolchevik des temps modernes. Le voici caractérisé, dans le plus grand des calmes, et les personnes dénonçant les discriminations subies par les musulman·e·s accusées – ça ne manque pas de sel – d’être des « collabos ». Prises sous le feu, des institutions et associations comme le Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF), mais aussi, et cela ne lasse pas de m’effarer, l’Observatoire de la laïcité : comme si, dès lors que (et voici trois fois, dans ce court texte, que le mot « hystérie » me vient et que je tâche de l’écarter, conscient·e que je suis de la guerre des mots qui se joue à l’intérieur de ce terme trop usuel) la frénésie la plus destructrice s’emparait de nos dirigeants à l’égard de l’Islam, l’organe chargé de faire appliquer le principe de laïcité apparaissait soudain comme une preuve farfelue que « Ils sont partout ».
Ils ; les islamo-gauchistes.
Que faire, alors, quand le langage n’est plus simplement fasciste, mais le langage des fascistes eux-mêmes ? Quelles armes nous reste-t-il, quand au sein même de la « gauche » des tirs sont échangés usant des armes de l’ennemi ? Pensons à la piètre intervention de Mélenchon qui, paniqué de subir l’affreux stigmate, s’est empressé de tenir à son tour des propos alarmistes visant une population toute entière. Peine perdue ; attaquer les Tchétchènes et se ranger sagement derrière la bannière républicaine ne l’ont pas empêché de se faire lui-même « chahuter » – comme on dit désormais – à l’assemblée.
Entre « républicain » et « islamo-gauchiste », quelle place reste-t-il ? Comment être de gauche quand l’extrême-droite a gagné la guerre des mots ? Comment reprendre la vieille critique des religions et lutter contre les crimes de haine effectués en leur nom sans joindre le funeste chœur qui mène déjà à une explosion des agressions contre des personnes identifiées comme musulmanes ? Comment dénoncer l’islamophobie et ses conséquences sur les individus et le collectif sans être immédiatement inaudible ?
Autrement dit : quand « la montée du fascisme » n’est plus un vague horizon électoral, mais une réalité idéologique dans un pays qui continue de croire au fait que le fascisme n’est pas soluble dans le libéralisme, comment lutter ?
Je demeure, que j’écrive ou non, dans cet état proche de la sidération. J’ai peur ; je suis consternée. Je me sens impuissante et je ne sais pas comment réagir. Le lapin en face des phares – et pourtant c’est dans l’obscurité que je me sens plongée. Alors : que pouvons-nous faire, et finalement : que pouvons-nous dire ?