LARP in Progress

Où je n'évoque ni Sartre, ni Husserl | 2024-04-02

« Je pense qu’on peut atteindre l’humanité de l’autre en la creusant en soi »
— Ketty Steward, Le Futur au pluriel : réparer la science-fiction, éditions de l’inframonde, p. 75

Cet après-midi, j’ai rejoint mon ami Jolan – le grand Jolan Bertrand, prolétaire comme les autres, pour citer l’homme – dans un café pour une session de co-travail. Tentant de surfer la vague levée par ma rencontre récente avec Ketty Steward, dont l’atelier d’écriture m’a appris – surprise – que je n’étais, en fait, pas dépourvu·e de capacité à l’écriture d’invention (je vous vois lever un sourcil circonspect et plisser les lèvres, prêt·e·s à me dire qu’on s’en serait douté – néanmoins, je vous prie de me laisser le bénéfice du doute, même lorsque celui-ci est excessif), et ayant été saisi·e d’une bribe d’idée la veille, je m’attelai ainsi brièvement à un exercice de fiction. Après vingt-cinq puis trente minutes d’écriture, durant lesquelles je bégayai sur les touches de mon clavier en cherchant – faiblesse – des synonymes au mot « ennui » pendant que le bille de mon camarade traçait sur un carnet à motif luxuriant le cardiogramme d’un récit enchâssé, j’en étais réduit·e à quelques paragraphes atmosphériques que j’échangeai avec l’écrivain chevronné qui me faisait face. « L’écriture est maîtrisée, commenta-t-il après avoir lu deux fois le texte dans le temps où je tentais de venir à bout du sien, il y a un bon équilibre entre les descriptions en contraste. Ce qui me manque, c’est l’accès à l’intériorité du personnage. »

Je ne pus qu’acquiescer, connaissant bien ma faiblesse. Je tâchai pourtant de rebondir et protestai faiblement, comme vaincu·e des années auparavant ; « c’est le problème. Quand j’écris des personnages, ils m’échappent. Alors je ne rentre pas dedans. En jeu de rôle, c’est différent : je peux tracer des contours, un profil, et quelqu’un d’autre remplira. ». Et cetera.

J’en vins à référer, maladroitement, aux mots de Ketty Steward et ce qu’elle déplore de cette SF de Blancs – masculin – qui nous enferme. J’ai l’impression d’entériner cela, en restant surplombant·e, toujours dans l’analyse, à la surface des choses jusqu’à les scruter sans jamais plonger dans la chair. Je dis, « j’écris comme un homme cis, mon regard est celui d’un homme cis. ». Jolan, consterné comme vous l’êtes, me dit « tu ne peux littéralement pas avoir un regard de mec cis, puisque tu n’en es pas un, c’est absurde » – tentant ensuite d’arguer de la singularité irréductible des regards – puis, comprenant que cette approche n’aboutirait pas, ajouta posément : « je ne peux pas juger de cela car c’est ton ressenti. Néanmoins, tout ce qui écrit passe nécessairement par le prisme de notre intériorité. ». Bon, à vrai dire je ne me souviens plus exactement ce qu’il a dit mais c’était deep et ça m’a fait quelque chose. Je réalisai alors, à voix haute : « J’ai écrit un GN sur l’avortement, suite à mon expérience de l’avortement. Le seul personnage qui n’est pas caractérisé, c’est la personne qui avorte. »

Épiphanie.

Je repensai également aux remarques de la neuropsychologue lorsque je passai le test ADOS, pour l’autisme. L’un des exercices consistait à regarder un livre d’images et à restituer ce qu’on avait perçu du déroulement de l’histoire. J’avais eu une perception fine des directions, de l’architecture, des paradoxes visuels et des possibles obstacles, mais pas un mot pour les ressentis du personnage. A microscopic cog in his catastrophic plan, l’humain un rouage parmi les rouages, mû par ce qui l’entraîne. Cette lettre de nouvelles, aussi ; rencontrer un instant le sable dans l’engrenage, l’étincelle biographique qui éclaire soudain la machine, et se ruer de mémoire sur ce qu’on entrevit du mécanisme sans chercher à décrire, ni l’éclat, ni la chaleur, ni la couleur de l’étincelle. De l’intériorité, ne garder que ce qui révèle l’existence du monde.

« Je pense qu’on peut atteindre l’humanité de l’autre en la creusant en soi », écrit Ketty Steward ; mais mon moi, précisément, est en creux. Mon intériorité est dans la négativité du monde. Ce qui me caractérise c’est ce que le monde fait de moi ; comment il me choque et m’entrechoque, me pousse et me ballotte, m’agit, dévoile ma forme à mesure qu’il la trace.

Cette révélation, comme toute révélation, m’enthousiasma fortement – Jolan, lui, avait l’air alarmé et vaguement inquiet, jugeant trop hâtivement que la nouvelle de mon creux aurait dû susciter plus de détresse que d’allégresse. Pourtant, ce creux convenait, ironie joyeuse, au texte que j’écrivais et qui tentait d’exprimer sans la nommer une lugubre absence.

Et puis, voilà qui donne du grain à moudre à mes engrenages : s’il me faut écrire depuis mon intériorité, écrire d’elle et peut-être sur elle, c’est à cette étrange (é)mouvance du fond océanique sculpté par les courants qu’il faudra tendre l’œil.