De la dissonance cognitive | 2024-09-30
Je voudrais parler d’un phénomène quotidien, fondamental, douloureux et auquel pourtant, nous réagissons souvent trop vite pour même l’éprouver : la dissonance cognitive.
La dissonance cognitive est une expérience de tension interne, profondément désagréable et gênante, dans laquelle un comportement ou un état de fait entre en contradiction avec les valeurs du sujet. Elle se retrouve dans la façon dont nous interagissons avec autrui, dans nos choix individuels, dans nos actes ; elle menace et entrave notre vision de nous-mêmes, et ainsi, nous déployons de nombreux stratagèmes pour l’apaiser.
J’ai commis l’erreur d’ouvrir la page Wikipedia avant de commencer ce texte. Je l’ai vite refermée, car je ne fais pas de psychologie : je fais de la politique. Néanmoins, vous y trouverez au besoin de nombreux autres exemples, dans des domaines variés, et un inventaire extensif des façons dont notre cerveau tente de la gérer.
Je ressens constamment de la dissonance cognitive.
Par exemple, lorsque je marche dans la rue et réponds « non désolé·e » à des personnes qui font la manche, je ressens une dissonance entre mes valeurs (l’honnêteté, le soin) et mes actions (le refus de donner). À chaque fois, de nombreuses justifications traversent ma tête : je ne peux pas donner à tout le monde [mais quand même à plus de monde] – 2€ ne résorberont pas la misère systémique [vrai, mais pour l’individu, ça peut faire une différence] – je suis égoïste, c’est comme ça, deal with it [honnête mais trop cynique pour être pleinement vrai].
Ou encore, lorsque je choisis d’éviter un conflit plutôt que de confronter, alors même que je suis convaincu·e qu’éviter les conflits est une impasse morale et politique : de toute façon, c’est perdu d’avance, ça ne sert à rien [sérieusement, toi prêtre, tu as si peu de foi ?] – l’ampleur du chantier nécessite davantage que mes ressources individuelles [probable, mais agis-tu sur les conditions systémiques ?] – conjoncturellement, le coût de la résolution du conflit est supérieur au coût de l’évitement [insatisfaisant mais honnête].
Capitalisme, dissociation et responsabilité – la digression que je n’avais pas prévu de faire
Le capitalisme est un régime de pouvoir qui demande aux individus une dissociation permanente pour tenir debout. On est accoutumé à un tel niveau de dissonance qu’on ne remarque même plus qu’elle existe. En fait, tout est organisé pour qu’on ne rencontre jamais vraiment la dissonance. Et si d’aventure un fait vient résorber un instant la dissociation et nous faire entrer en dissonance, un régime de justification tout prêt est constamment disponible : l’impuissance.
Je me souviens, enfant, d’être allé·e manger à Buffalo Grill avec mes parents. Dans l’entrée, il y avait des poussins dans une cage (quand on sait combien de temps des poussins ressemblent à des petites boules toutes douces, avant de devenir des genre de T-Rex disproportionnés dont les plumes poussent dans un ordre apparemment aléatoire, on frémit d’autant plus de se dire que ces poussins étaient sans doute « remplacés » plusieurs fois par mois). Ma mère s’est écriée « Oh, regardez ! Des nuggets ! », et une autre maman avec son enfant de s’insurger : « Oh ! Mais il ne faut pas dire une chose pareille ! ». Ma mère est restée interloquée : euh, eh bien, c’est vrai, non ?
Dans le capitalisme, l’horreur n’est jamais la faute de personne. C’est assez fascinant, si on veut bien être assez cynique pour ce qualificatif. Ce n’est jamais la faute de H&M si des Ouïghours sont exploités (notez la voix passive) dans des conditions infâmes, c’est de la faute des intermédiaires successifs, dans une dilution ad nihilum où c’est toujours la faute du suivant dans la chaîne. Ce n’est jamais la faute des marques qui les vendent si du poisson est pêché illégalement en zone protégée, c’est la faute des sous-traitants qui emploient des travailleurs précaires sous des modalités épouvantables et hors-la-loi. Ce n’est jamais la faute du parti politique si des « incidents » racistes ne cessent de se produire, ce sont des individus isolés, des militant·e·s mal informé·e·s, etc. L’idée est de diluer si fort la responsabilité qu’il suffise, au pire, de faire griller un fusible pour se racheter une moralité, sans jamais agir sur les racines et sans jamais traiter un problème comme faisant partie d’un système cohérent.
Et encore, ces exemples rapides pointent des conglomérats, entreprises ou partis ; mais ces dissonances, nous, individus, nous en rendons coupables aussi en achetant des choses sans nous interroger sur leur provenance. Coupables et victimes : ce système de mise à distance qui facilite la dissociation organise notre impuissance en même temps qu’il nous déresponsabilise. Nous ne saurions être véritablement tenu·e·s pour responsables, et cette irresponsabilité nous prive de la qualité d’agent·e·s, de notre capacité d’agir. Le corollaire est important : pour agir, il faut pouvoir se sentir responsable – avoir un investissement moral dans ce qui se passe, se sentir concerné·e par l’état des choses. Ça n’est pas de la culpabilité, même si elle peut s’y mélanger (gare à la conserver en proportions qui n’entravent pas la capacité à l’action) ; la responsabilité, sentiment propice à l’action, découle d’une compréhension (même minimale) du système et de la capacité à discerner où l’on se situe en interaction avec celui-ci.
J’écris actuellement sur un ordinateur qui contient du lithium, probablement extrait dans des conditions d’exploitation abjectes et polluantes, mais puis-je vraiment me passer d’ordinateur ? Sans ordinateur, n’aurais-je pas encore moins de prise sur les événements, sur les systèmes d’oppression que je m’organise en plusieurs lieux pour démanteler ? Fondamentalement, la pollution des sols en Bolivie n’est-elle pas un coût que j’accepte de payer pour me sentir utile en France ? Etc. La scène de The Good Place où Michael explique à la Juge que mener une vie morale est littéralement impossible au XXIème siècle illustre très bien ça – et la réaction de la Juge représente parfaitement une forme de supériorité morale promue par des milieux militants puristes qui résolvent leur dissonance cognitive par la répression (see below) en prétendant œuvrer à la réparation (also below). Un contact avec le réel lui fait cependant revenir sur ses préjugés, comme quoi !
Pour revenir aux poussins : longtemps, j’ai considéré que la consommation de viande en milieu rural était plus acceptable que la consommation urbaine, parce qu’elle ne repose pas sur le même niveau de mise à distance. Dans mon village et dans ma famille paternelle, on tuait le cochon tous les ans quand j’étais enfant ; les gens étaient habitués à tuer leurs propres poulets, à plumer, vider, découper ; la continuité entre l’animal vivant et la nourriture préparée était faite, et l’est parfois toujours. Toutefois, la dissociation intervient à un autre niveau, dans l’animalisation de l’animal, sa construction en tant qu’altérité dépourvue d’individualité et en tant que ressource. Je ne me lancerai pas dans une « digression sur le véganisme que je n’avais pas prévu de faire », mais vous pouvez écouter, par exemple, le dernier épisode du podcast Comme un poisson dans l’eau.Trois réponses politiques à la dissonance cognitive
La dissociation est puissante, systémique et, dans bien des cas, inévitable. Pour autant, elle ne protège jamais à 100 % des dissonances cognitives, et nous sommes voué·e·s à nous y confronter tôt ou tard. J’identifie trois types de réponses à celles-ci, qui engendrent des comportements politiques distincts. Je dis « comportements » plutôt qu’« idéologies », même si ça aurait le mérite de la clarté, parce que bien que les premiers se superposent schématiquement aux secondes, il y a un monde entre ce que l’on prétend faire et ce que l’on fait réellement, et une idéologie de la transformation sociale peut très bien abriter voire justifier des comportements réactionnaires. Vous verrez rapidement ce que je veux dire.
Les trois réponses que je perçois sont : la répression, la réparation et la déception.
- Répression : la dissonance est réprimée, supprimée, jusqu’à ne plus se faire sentir. En vrac : auto-justification (trouver des excuses à nos comportements), appel à la normalité ou la tradition (« tout le monde fait ça »), report de la responsabilité et/ou déshumanisation (« iel mérite ce qui lui arrive »), déni (« c’est faux/ça n’existe pas/tu exagères »), etc. C’est la réponse réactionnaire par excellence.
- Réparation : l’écart entre les valeurs et la réalité est adressé en tentant d’avoir une action concrète pour le réduire. Présenter des excuses, reconnaître des faits, militer pour que les conditions matérielles changent… La réparation est une gestion de la dissonance par l’action en vue de ne plus avoir à rencontrer cette dissonance.
- Déception : la dissonance est constatée, sans forcément chercher à la réduire. Schématiquement, « c’est dommage », « c’est nul mais c’est comme ça ». C’est une approche constative et pragmatique qui tend à diminuer la puissance réactionnaire de la tension en reconnaissant son existence. Néanmoins, elle peut engendrer du découragement, voire de l’aboulie.
Concernant la consommation de viande, par exemple, la réponse « répression » est celle qui supprime le lien mental entre l’animal et la viande, ou le lien entre l’animal et son individualité (l’indifférence à la souffrance animale et aux manifestations évidentes de lutte contre la mort) ; la réponse « déception » est celle, plus fréquente en campagne, qui consiste à dire « c’est triste mais c’est comme ça », « à choisir, je n’aurais pas à tuer un cochon pour manger du saucisson, mais manger de la viande requiert de tuer un animal », ou encore la réponse plus respectueuse de peuples vivant en climat aride ou de personnes vivant avec des pathologies liées à l’alimentation, « tuer un animal parfois est nécessaire pour obtenir certains nutriments que nous ne pouvons pas retirer d’une alimentation végétale ». La réponse « réparation » consiste à se demander : comment faire pour ne plus avoir à tuer d’animaux pour obtenir les nutriments nécessaires ? Et c’est, pragmatiquement, la réponse vegan.
Si vous remontez aux exemples de dissonance que j’ai donnés dans l’introduction, vous pourrez facilement, avec cette lecture, identifier à quels types de réponse les justifications données correspondent – mais aussi en quoi aucune de ces réponses ne soulage pleinement la tension (à l’exception de la réponse répressive, qui a l’avantage indéniable de se suffire à elle-même, du moins tant qu’on continue de l’entretenir à chaque nouvelle expérience dissonante). Tant que la cause de la tension n’a pas été éliminée ou niée, la dissonance reste – et ça n’est pas plus mal.
De l’importance d’être déçu·e
Il est complexe, inconfortable, de contempler la dissonance, de ne pas la fuir immédiatement. C’est en ça que la déception me paraît être une réponse particulièrement puissante et adéquate. La déception est la phase de prise de recul par laquelle on cesse, peut-être brièvement, de combattre la dissonance. Si la réparation paraît être la réponse politique par excellence pour lutter contre la dissonance cognitive en agissant concrètement pour rapprocher l’existant de l’acceptable, elle requiert de pouvoir d’abord s’asseoir dans sa déception.
La déception est le mouvement par lequel nous contemplons la source de notre dissonance cognitive avec le plus d’honnêteté possible et arrivons à une forme d’acceptation. Je l’appelle « déception » et pas simplement « constat », car cette contemplation franche est nécessairement un constat d’échec. L’investissement moral dans ce constat, la déception donc, est nécessaire - « vu et s’en tape », c’est du déni, pas la résultante d’une observation honnête. La déception nécessite 1) de prendre note de la dissonance ; 2) de regretter les conditions de son émergence. C’est seulement depuis cette posture que la réparation peut se produire.
J’ai voulu il y a quelques années organiser, en résumé, une fête en l’honneur d’une personne qui donnait beaucoup de son énergie pour le groupe et avait été blessée par des propos d’un membre. C’était totalement inadapté : je me dépêchais de produire de la « réparation » – en tentant, quelque part, de tordre le bâton dans l’autre sens – alors qu’il n’y avait même pas eu de reconnaissance. Faire une fête répondait à une logique type « il y a 20 points de tension conflictuelle, si on fait -20 points en générant de l’enthousiasme, ça s’annule », comme si on avait affaire à des vases communicants. Cette même logique se retrouve culturellement dans le fait d’offrir des fleurs à sa femme lorsqu’elle est en colère, ou tout acte consistant à performer le lien en le remplaçant par un cadeau ou un service (fréquent au sein de la famille), de donner à des fondations et ONG pour se sentir bien avec soi-même, etc.
« Réparer » sans prendre le temps de la déception – autant le « je t’ai déçu·e » que « tu m’as déçu·e » que « je me suis déçu·e » – est au service du déni ou de la dissociation, et appartient de ce fait au registre de la répression, visant à supprimer la dissonance sans l’adresser.
À l’inverse, si la déception est assumée mais n’est pas politisée en se muant en un élan de réparation, elle a de grandes chances de se muer en haine de soi ou de l’autre. Je suis une pauvre merde parce que je continue de manger de la viande alors que des animaux meurent pour mon plaisir ou cette personne qui m’a déçue est une grosse tocarde. Mais ça n’est pas la seule issue : la déception peut être un véritable mouvement d’acceptation et de lâcher-prise vis-à-vis d’une situation qu’on ne contrôle pas. En cela, elle est assez stoïcienne, et a parfaitement son utilité.
Parfois, on se retrouve dans des situations où la réparation est impossible ou ne pourrait se faire qu’à détriment. Don Quichotte gagnerait à être dans la déception plutôt que dans la réparation, parce que sa capacité d’action est insuffisante pour arrêter les moulins à vent. L’énergie qu’il dépense dans ce combat insensé est perdue.
Ainsi, la déception peut être un acte en elle-même : se détourner d’une situation perdue, même lorsqu’on y a déjà investi quantité d’énergie ; reconnaître ses limites et faire le choix conscient de ne pas s’investir dans une situation ; renoncer et faire la paix avec une injustice subie ou causée.
Renoncement et résignation (décidément ce texte est une compil des sujets sur lesquels je voulais écrire)
Sur le mur d’une salle du bâtiment de philosophie du Mirail, depuis longtemps rasé, il y avait un graffiti : « La résignation est un suicide quotidien ». Ce graffiti a autant contribué à mon accroissement spirituel, et à celui de mon meilleur ami, que ne l’ont fait quatre ans de philo.
Il est important de comprendre la différence entre la résignation et le renoncement. (Une fois encore, mes écrits transpirent quelque chose que certain·e·s nomment en se pinçant le nez « chrétien » voire « judéo-chrétien », et dont j’apprends année après année à apprécier le caractère spirituel.) Elle est subtile, et je ne suis pas certain·e de pouvoir la transmettre. Ce qui les distingue, c’est quelque chose d’aussi ténu et fuyant que le choix. Que la liberté. Se résigner, c’est enfoncer des boules quies dans ses oreilles, serrer la couette autour de soi et se retourner, s’en remettant à l’hypothèse incrédible du sommeil. Renoncer, c’est se lever, écrire un peu, écouter de la musique la fenêtre ouverte sur la nuit fraîche. Les deux sont insomnies. Les deux portent le joug et la marque de la perpétuelle fatigue. L’une est libre, l’autre, aliénée.
Se résigner, c’est faire ses valises avec amertume, regrettant la vie que l’on laisse derrière soi ; renoncer, c’est quitter le conjoint dont on n’attend plus rien, sachant que le choix ne préserve pas de la souffrance du deuil. La première regarde le passé, l’autre, l’avenir. Résignation et renoncement s’affrontent dans les petites choses comme les grandes : faire la vaisselle laissée par un colocataire comme signer l’acte qui laisse au second parent la garde des enfants.
Je ne sais pas si je peux rendre cela accessible à des personnes qui ne ressentent pas déjà intimement la différence. Je dois donc, une nouvelle fois, m’en remettre à ma condition de prêtre : elle existe, elle est accessible. Il est un monde où la privation, la douleur, le deuil, l’abandon, le conflit, l’exil sont lieux de liberté. Et ça n’est aucunement incompatible avec la lutte.
De la déception au renoncement
Lorsque je me suis séparé·e de mon ex, Théo, je lui ai demandé des explications sur la dernière année de notre relation, où elle avait périclité d’une façon qui me reste actuellement largement incompréhensible jusqu’à une rupture conflictuelle et mutuellement violente. Je lui ai demandé sa version, simplement, après avoir transmis la mienne. Il m’a dit : « Tu as été violent·e avec moi, et pour cela tu n’auras pas accès à mon intériorité, ni maintenant ni plus tard. »
Ça a été dur. Cette rupture a été dure. J’y ai perdu un amour, des rêves, un avenir, des ami·e·s, un cercle social important. Pourtant, aujourd’hui, je n’ai aucune animosité, aucune rancune. Je ne ressens pas d’émotion particulière en y pensant – si ce n’est la pudeur de l’écrire ici. J’ai renoncé, vraiment, sincèrement. S’il venait aujourd’hui me raconter ce qu’il a vécu, je l’accueillerais, j’en discuterais assez volontiers avec mon appétence habituelle pour l’échange spéculatif, mais ça n’aurait pas d’impact majeur sur ma vie. Je le remercierais et lui souhaiterais une bonne continuation. Voilà.
Ce qui m’a permis de passer de la détresse profonde dans laquelle cette rupture m’avait mise à l’indifférence, c’est la déception. « J’en attendais mieux de toi ». Quelques mots qui suffisent à tourner mon énergie et mon regard ailleurs, là où je peux construire, avancer, rencontrer, coopérer.
D’un point de vue militant ou associatif, le renoncement intervient à peu près de la même façon : j’injecte de l’énergie dans la lutte et dans le collectif, et si je constate qu’elle se dissipe dans les rouages de systèmes bancals ou de relations interpersonnelles insatisfaisantes, je renonce. J’en attendais mieux, mais puisqu’il n’y a rien de concret à attendre, eh bien, je reprends mon chemin.
Sans la nommer « renoncement », c’est de cette façon, je crois, que les gens font le choix de telle ou telle stratégie, d’une organisation plutôt qu’une autre. L’alternative, c’est l’obstination, délétère pour soi et souvent pour le groupe. Les personnes qui ne quittent un groupe que lorsque celui-ci s’est effondré sur le poids des conflits internes, qui ne partent qu’à grands cris en se drapant dans un bon droit que seule la répression de la dissonance garde intact, ont oublié de renoncer. Oublié qu’une autre voie était possible. Oublié d’être déçues et d’être libre.
Ce n’est pas ce que je souhaite pour la lutte, pour le monde. Je nous souhaite, sincèrement, d’être déçu·e·s. Seulement alors pourrons-nous entreprendre la sincérité de la réparation.