LARP in Progress

La fois où j'ai call-out

Publié 2022-07-01

Il y a quatre ans, j’ai « call-out », via un article posté sur mon blog, une organisatrice de GN qui utilisait sciemment des techniques de manipulation pour générer une détresse réelle chez les jouaires et rendre les émotions en jeu « réelles ».

J’avais fait plusieurs allers-retours par mail avec elle. Je refusais d’en parler « entre quatre yeux » parce que je savais que je perdrais la face. J’ai tout de même accepté des modifications factuelles qu’elle m’a demandées sur l’article.

J’ai failli ne pas le poster, mais d’autres témoignages me sont revenus et je me suis rendu compte que le problème était connu et qu’on en parlait en sous-main depuis des années, beaucoup de personnes évitant ses jeux et mettant en garde leurs ami·e·s, et que malgré ça ces pratiques éthiquement douteuses continuaient. C’était à l’évidence une « marche manquante ».

Dans un long avertissement au début de l’article je mettais en garde contre le harcèlement. J’affirmais clairement que ça n’était pas un appel à boycott mais une mise en garde sur des pratiques qui peuvent exister chez d’autres orgas également, une invitation à repenser ça, et surtout un plaidoyer pour la prise en compte de la sécurité émotionnelle (l’article s’appelait d’ailleurs « la sécurité émotionnelle n’est pas facultative »).

J’ai été insulté·e par des gens qui m’accusaient de mettre un avertissement anti-harcèlement pour me dédouaner alors que j’appelais clairement au harcèlement (I mean what?). J’ai passé du temps dans les commentaires sur Facebook à défendre la personne que je dénonçais contre la campagne de harcèlement à son encontre.

À côté de ça, j’ai été systématiquement dénigré·e, voire insulté·e, par une portion restreinte mais active de la communauté du GN. Je suis devenu·e une des bêtes noires d’une partie d’entre elle (que j’appellerais facétieusement « les mascus », même si c’est un groupe mixte). Des mois après, alors que l’affaire était pour moi classée depuis longtemps, j’apprenais de la part d’ami·e·s commun·e·s que la personne ciblée continuait de parler de moi, de clamer que je l’avais mise en danger professionnellement en publiant son nom de famille (ce que je n’avais pas fait), que je l’avais jetée aux loups (alors que j’avais investi beaucoup d’énergie à la défendre). Ayant refusé l’escalade, j’avais été dépossédé·e de ma propre parole et la voie était libre pour la retourner contre moi.

Près de deux ans plus tard, un mass-larp cherchant à mettre en place une safe zone a été renvoyé vers moi, puisque j’avais pas mal travaillé sur ces questions. Rapidement, l’orga m’a demandé s’il était possible de ne pas mettre mon nom, parce que certaines personnes n’étaient pas favorables à ma participation. Il m’a expliqué que c’était l’organisatrice que j’avais call-out deux ans avant, qui avait de nombreux amis dans l’orga, qui leur avait rapporté que j’étais une manipulatrice qui « lui avait fait payer une déception amoureuse » (j’avoue j’ai été scotché·e en entendant ça tellement c’était improbable comme interprétation).

Je ne sais pas pourquoi, mais au départ j’ai accepté, recrutant un ami (mec cis het, c’est important car au final lui n’a plus supporté de « s’approprier le travail d’une personne queer » même si c’était le deal, qu’il prenne la « lumière » à ma place). J’ai travaillé dans l’ombre pendant plusieurs mois. Puis, l’événement s’approchant, j’ai rédigé le mail d’infos à envoyer aux jouaires, signé de nos deux prénoms.

À nouveau, réponse de l’orga : « le mail est très bien, mais accepterais-tu de ne pas mettre ton nom ? »

Nous avons refusé, disant en substance (presque mot pour mot, mais le mail a été perdu) : « Nous ne pouvons pas attendre que les jouaires fassent confiance à une safe zone s’iels ne savent même pas qui est dedans. Si vous voulez qu’on travaille avec vous il va falloir assumer de travailler avec nous. Nous sommes convaincus que vous avez plus à gagner à travailler avec nous qu’à céder aux 15 mascus qui menacent de ne pas se réinscrire. »

L’organisation a préféré se passer de nous.

La morale de cette histoire est : nous avons besoin d’un changement de culture.

Une culture dans laquelle toute critique vaut schisme et dans laquelle défendre une personne implique de déshumaniser l’autre personne est mortifère.

Quand une personne victime d’agression ou autre comportement nocif dénonce, elle s’expose à : 1) la déshumanisation de son agressaire 2) sa propre déshumanisation.

Quand une personne est accusée d’une agression qu’elle a commise, elle n’a le choix qu’entre 1) accepter sa propre déshumanisation 2) rejeter sa culpabilité et déshumaniser la personne victime.

Quand une personne est accusée d’une agression qu’elle n’a pas commise, elle n’a pas de choix. Parce que clamer son innocence ne sera pas entendu par les personnes qui la déshumanisent et sera utilisé par les personnes qui la croient pour déshumaniser la victime en retour (que celle-ci accuse « honnêtement » ou pas n’est pas la question). Et les personnes « bienveillantes » qui voudront bien ne pas l’exclure complètement exigeront d’elle qu’elle reconnaisse les faits, même si elle n’a pas commis les faits en question.

Je n’ai jamais été call-out pour agressions. Je n’ai d’ailleurs jamais vraiment été call-out, juste low-key exclu·e de différents milieux. Pourtant à force d’être rejeté·e et accusé·e de diverses choses (notamment : de prise de pouvoir, de manipulation, etc.), j’ai fini par les croire. Je me souviens d’un mail horrible envoyé par un co-administrateur d’asso qui m’expliquait, de façon détaillée et argumentée à base d’extraits de posts Facebook qu’il était allé déterrer pour monter le dossier, que j’utilisais l’association pour me donner de la visibilité. Moi, j’avais l’impression d’utiliser ma petite notoriété pour pousser l’association, au contraire (ce qui était le cas, j’en suis sûr·e aujourd’hui).

Ce mail m’a complètement retourné le cerveau. Je me suis mis·e à analyser le moindre de mes propos, la moindre de mes actions sur le prisme « en fait je suis une manipulatrice calculatrice ». J’ai mis des années à décider que j’étais pas une mauvaise personne. Et encore, ça a été facilité par le fait que dès réception de ce mail, j’ai refusé de répondre aux accusations – que je trouvais d’emblée illégitime, c’est après que ça m’a grignoté le cerveau petit à petit, reproche après reproche, exclusion après exclusion.

Et je n’ai MÊME PAS été accusé·e d’agression sexuelle ou de viol, qui sont les accusations les plus lourdes et les plus infamantes. Portant, ces accusations de manipulation ont suffi à me retourner le cerveau, à me faire perdre le sens de ma propre réalité. Et chaque fois que j’entrais en conflit avec quelqu’un, c’était facile pour la personne de faire sens du conflit en puisant dans ce narratif-là et de remettre une pièce dans la machine plutôt que de traiter le conflit comme légitime.

La culture du call-out dans laquelle nous vivons oblige les personnes victimes d’agressions (sexuelles, physiques ou psychologiques) à se taire ou à s’exposer à du harcèlement et exposer la personne qu’elles dénoncent au harcèlement.

Il est impossible pour les victimes de s’exprimer sans être immédiatement dépossédées de leur parole. Elles supplient leurs soutiens/communautés de ne pas harceler la personne qu’elles dénoncent, qu’importe, le harcèlement a lieu. Et les gens qui s’y livrent ont l’impression d’être « dans le camp du bien ».

Et quand elles n’ont pas le poids suffisant, ou l’opiniâtreté, quand elles veulent juste s’exprimer et laisser les choses se tasser… La voix est libre pour qu’elles soient dénigrées, moquées, harcelées en retour.

Nous avons besoin d’un changement de culture. Et ça passe par le fait d’accepter de s’asseoir autour de la table et de se demander ce qu’on veut accomplir, plutôt que de se laisser avoir par le climax de la dénonciation, comme si elle était une fin et pas un début.