The autistic urge to do allistic things (while simultaneously not wanting to)
2023-04-29
Derrière ce titre mémesque (traduisible à peu près par « l’impulsion autiste de faire des trucs d’allistes [non-autistes] (tout en n’en ayant pas envie) ») se cache une réalité bien connue des personnes handi de tous bords : la tension entre ce que je peux faire et ce que je veux faire, mais aussi, plus subtilement, entre les différentes saveurs du vouloir, ses causes internes, externes et les épaisses lasagnes qui en (dé)coulent (j’écris ce mail en mangeant – ou plutôt en tentant de manger, fourchette et clavier s’accordant fort peu – ce qui explique sans doute la teneur gustative de mes métaphores).
Puisque le prétexte de cette lettre de nouvelles demeure, eh bien, les nouvelles, commençons avec un exemple qui s’inscrit dans la continuité de mes précédents mails – lesquels, trop proches entre eux, sont désormais à quelque distance – : le déménagement. Il y a un mois et demi, m’étant résigné·e à chercher sur Toulouse, je postai un message plein d’humour (lorsque je fais cela, je ne puis m’empêcher de me dire qu’il y a erreur sur la marchandise, tant cette version enjouée de moi-même ne constitue qu’une facette superficielle de mes dramas intérieurs – l’emmental sur les lasagnes, peut-être : plaisant, croustillant, mais entièrement facultatif) sur la liste de diffusion féministe locale, attirant à moi diverses propositions. Deux d’entre elles retinrent mon attention : la première, une grande maison éloignée du centre, avec pour colocataires trois autres personnes trans neuroatypiques ; la seconde, une maison plus petite, à quelques pas du centre-ville, avec des militant·e·s. Je confesse que de prime abord, la colocation militante, en plein cœur du réseau anarcho-gaucho-autonomo-intello toulousain, avec son atelier d’impression en sérigraphie et ses multiples ressources artistico-engagées, attira mon envie – bien que la maison elle-même, petite, mal isolée et m’offrant une chambre exposée plein sud, me fît freiner. De l’autre côté, la maison à Purpan, grande, isolée, spacieuse, rangée, avait tout pour me séduire ; tout, sauf – et c’est là où envie et capacité esquissent leur désaccord – le foisonnement militant dont palpitait mon désir.
Gaspard et Clément, que j’ai vus juste après avoir visité la maison de St Cyprien, m’ont séparément donné le même conseil : « préfère les gens à la maison ». Cependant – long story short; j’ai fait genre trois trucs sociaux d’affilée, ai subi un effondrement mineur, et conséquemment emprunté la voie de la sagesse en préférant le calme et l’espace au fourmillement encombré. Je pense que j’ai pris la bonne décision. Néanmoins, nous sommes en droit de nous demander : comment expliquer cette aspiration au foisonnement, quand celle-ci contredit directement et mes capacités et mes besoins ?
L’aspiration à la normalité
(Oh non, un titre : ce mail est déjà hors de contrôle. Puissé-je résister l’impulsion de l’achever ce soir, et embrasser plutôt la nécessaire discipline d’un coucher précoce.)
D’abord, à la racine de ces désirs inadéquats est une aspiration à la normalité, à faire comme tout le monde, à avoir ce que tout le monde a. Pratiquement universel, ce désir se teinte peut-être chez les personnes handicapées d’une amertume particulière à nos conditions, comme lorsque (moi-même je sais) le fantasme d’une situation professionnelle stable s’échoue sur la grève de nos capacités (la grève, vous l’avez ? Quel maniement original de la polysémie, oui vraiment). Quoiqu’il en soit, ce désir de normalité est générateur de tension, de contradiction, de ressentiment.
Chez moi, cette aspiration déçue suscite le plus souvent de la colère et de la frustration – soupapes les plus versatiles de mon système nerveux. Mais ces émotions ne sont pas elles-mêmes sans contradiction. [Désir de A + Incapacité de A = Frustration]. Or si [Capacité de A], alors [Non-désir de A]. Je ne suis plus très doué·e en maths, mais il me semble qu’on est là face à une équation tout à fait paradoxale. Pour résoudre ce paradoxe, une seule solution : confronter des anecdotes personnelles*.
*C’est moi qui écris, j’impose donc arbitrairement des énoncés d’une fausse évidence. Despotisme voyou de l’autaire…
Lundi, je visitai une personne qui m’est chère et dont je ne cesse d’admirer la capacité surhumaine (ou suraxiel, a minima) à faire du lien, mener une conversation, entraîner, rire, inspirer la sympathie. Ciel-ci me rapporta, sur le ton de la conversation, avoir vu le week-end précédent une de mes connaissances, chez qui nous avions passé une nuit récemment et qui, passant quelques jours à Toulouse, l’avait contacté·e, désireuse d’apprendre à lea connaître davantage. (C’est fou, le plus souvent il me paraît tout à fait naturel de mettre des prénoms, d’autres fois j’y rechigne, sans pouvoir clairement identifier ce qui préside à ma décision : en ce cas, la proximité, la connivence qui manquent pour l’un, sans doute, ainsi que l’exposition d’une frustration dont il serait fort malvenu d’accuser par mégarde mes deux protagonistes). Je me sentis blessé·e, quasiment outragé·e : même mes connaissances lea contactent iel, et non moi, lorsqu’iels passent à proximité ? Faut-il qu’un petit nombre de personnes socialement aisées concentre la totalité du capital sympathie, tandis que nous, prolétaires sociaux, en demeurons privé·e·s ?!!
Alors non, bien sûr, ça n’est pas ce qui se passe. Ajoutons une anecdote complémentaire, pour le plaisir acide de l’ironie, avant d’analyser. Deux jours plus tard, je me retrouvai par hasard à rencontrer chez Gaspard Maxime – personne qui, sans être proche, est plusieurs crans au-dessus de L. dans l’échelle des connaissances. Et celui-ci de me dire : « C’est drôle, j’envoie des messages à plein de gens quand je viens à Toulouse, mais je ne pense pas à t’en envoyer à toi ». « T’inquiète, tu n’es pas le seul », rétorquai-je piquant·e ; de toute évidence, il y a quelque chose chez moi qui décourage la prise de contact – et si, sur le moment, je me lançai dans une diatribe farfelue et quelque peu dramatique sur la disparité entre mon capital social perçu et le capital social réel, il me faut ici admettre que ce quelque chose chez moi qui décourage, c’est souvent, eh bien, moi.
Car voici : si L. m’avait écrit, je m’en serais sans doute trouvé·e mal à l’aise, bien en peine de concilier anxiété sociale, désir de complaire, énergie et emploi du temps plein de choses-qui-impliquent-des-gens-mais-pas-d-intimité-relationnelle. Been there, done that; tenter d’entretenir les liens sociaux en 1v1 – pardon, seul·e à seul·e, j’imagine ? La dimension confrontationnelle, en contexte, ne me semble pourtant pas tout à fait superflue – me coûte énormément d’énergie et tend à susciter une réaction panique ou défensive, tant je peine à poser les limites de ce que je peux partager sans compromettre ma propre santé. En conséquence, je propose peu, et décline ou esquive souvent, les propositions sociales non-basées sur une activité ou tâche (associative, militante…) à accomplir. J’ai même écrit explicitement, dans une édition lointaine de cette lettre de nouvelles, que je ne donnerais pas suite aux propositions de boire un thé for the foreseeable future (visiblement, trois ans après, le futur apparent ne contredit toujours pas cette annonce) : par-delà une lecture tragédienne de mon existence sociale, ce qui me coupe de la sociabilité normative, c’est en premier lieu mon propre refus de m’y adonner.
En résumé, car cette partie est déjà trop longue : bien que je puisse fantasmer sur les soirées (auxquelles je ne suis pas invité·e et auxquelles je n’irais pas si je l’étais) ou les amitiés ponctuelles (pour lesquelles je n’ai pas les ressources et que je repousse par réflexe), ce ne sont simplement pas des modes qui me correspondent. Mon aspiration à la normalité est bien normale, précisément, mais elle est inadéquate, à la fois vis-à-vis de mes capacités et de mes envies réelles. Alors n’ai-je, dans cette histoire, qu’à balayer d’un revers de la main l’envie, la frustration, la colère, et les étiqueter comme des dysfonctionnements parasites ? N’y a-t-il rien de plus profond – ne puis-je, par-delà ces apparentes apories, appréhender la pulpe d’un besoin ?
Le besoin de lien (et le manque de recettes adaptées)
Je crois que l’aspiration à la normalité n’est, en la matière, que la forme que prend le besoin de lien social. Le plus introverti des introvertis, la plus solitaire des solitaires a besoin de lien social – quoi que ce besoin puisse être profondément enfoui, recouvert par des couches et des couches de stratégies adaptatives visant à se protéger de contextes et situations apprises comme hostiles.
Or voilà : les recettes type « aller en soirée », « boire un verre après le boulot » ou « proposer un café », malgré leur manque d’originalité, semblent être au menu à peu près partout, avec des variations locales (de « rallye » à « fête du village » en passant par « rave » et « soirée de soutien à... » ?). C’est donc qu’elles doivent fonctionner, ou du moins, c’est ce que nous sommes amené·e·s à croire (que cette croyance fonctionne pour ciels qui n’y ont pas accès est peu surprenant, mais je me demande pourquoi elle semble continuer de fonctionner auprès de personnes pour qui une consommation assidue de ces recettes ne s’accompagne pas de la création de liens sociaux pérennes et signifiants ? Mais c’est un autre sujet).
Ainsi, bien souvent, lorsque des personnes qui ne sont pas en capacité d’appliquer ces recettes ressentent le besoin de lien social, l’aspiration à la normalité peut leur faire souhaiter d’être capables de prendre part à ces usages sociaux, voire les pousser à outrepasser leurs limites pour y prendre part quand même. L’aspiration à la normalité n’est ainsi que l’expression psychologique (entendu ici dans un sens non-scientifique, parce que je rappelle que mes divagations mailesques sortent, sinon de mon cul, du moins de lieux forts douteux de mon intériorité) du besoin de lien social contrarié par le manque d’espaces adaptés.
Je parle de handicaps, mais bien des situations sont propices à cette frustration vis-à-vis des modes de socialisation hégémoniques : avoir la garde d’enfants ; habiter en campagne, où il est complexe de faire venir des gens de la ville et d’où il est logistiquement plus coûteux de s’y rendre ; être pauvre ; alcoolique abstinent ; exclu ou ostracisé ; etc.
Au final, si je ressens tant de frustration, c’est souvent parce qu’il me semble que les espaces qui me sont adaptés, il faut que ce soit moi qui les mette sur pieds. Heureusement, et c’est là où mon amertume trouve à s’adoucir : je ne suis pas seul·e à ne pas pouvoir jouir de la socialisation hégémonique. Nous sommes nombreux·ses, et nous finissons par nous trouver – je ne sais trop comment d’ailleurs : qu’est-ce qui fait que j’ai noué des liens que je considère stables et enrichissants avec des personnes qui me sont en la matière compatibles, alors même que nous avons par définition un moindre accès aux espaces qui brassent le plus de gens ? Une forme de reconnaissance mutuelle sans doute ; une éthique du lien qui, puisque rare, est peut-être davantage soigné ; une compréhension – forcée –, sinon des modes de fonctionnement d’autrui, du moins de l’existence de modes de fonctionnement différents, qui nous engage à les prendre en compte. Ingrédients variés d’une subtile connivence.
En ce qui me concerne, sans pouvoir donner de recette autre que « organiser des choses », « partager des discussions », « écrire à la cantonade en espérant que certain·e·s s’engouffrent dans la porte ouverte équipé·e·s de pareille volonté de partage », voire simplement « être à l’écoute des besoins d’autrui et manifester de la bienveillance à leur égard », je relève une saveur particulière à ces liens (um-ami ? Aïe, la police du jeu de mots s’est lancée à mes trousses – ACAB nonobstant). Les personnes que j’appelle ami·e·s et avec qui je ressens un lien sécure, indépendamment de l’intensité de celui-ci, sont des personnes avec qui le lien ne nécessite pas d’être perpétuellement réactualisé, qui demeure même sans l’incessant babil des banalités qui font le mortier (ou la béchamel) des relations sociales normatives. Iels sont trop nombreux·ses pour les citer ici, bien sûr ; et, parce que le lien ne s’actualise que ponctuellement, je ne saurais de toute façon avoir tout le monde en tête. Voici toutefois ce que je recherche, ce qui satisfait mon besoin de lien social : des relations stables, à basse intensité, ne nécessitant pas un soin constant mais où le soin a toute sa place lorsqu’il y a contact – quelle que soit la forme de celui-ci.
Le ruban de masquage (truc du style)
(Évidemment, je blague – je parle de masking, pratique souvent réflexe consistant, pour une personne neuroatypique, à dissimuler les traits pouvant l’identifier comme telle et donner l’apparence de la norme neurologique. Ce mois-ci, cependant, le ruban de masquage m’est presque aussi naturel que le masking, tant j’ai passé de temps à repeindre des murs.)
J’ai l’habitude d’écrire mes mails d’une traite ; et voici que la vie me mène à y consacrer un troisième segment temporel, faute de pouvoir dégager plus d’une heure ou deux d’affilée (quand me suis-je mis·e à écrire si lentement ? Ou bien n’est-ce pas une heure que j’ai prise, ce matin, et certainement pas deux hier, même en comptant les inévitables distractions ?). Aussi ne suis-je plus certain·e de ce que cette partie devait contenir, a fortiori dans l’enchaînement – quoique j’aie souvenance que mon moi du passé l’ait ajoutée presque en trébuchant, anticipant que cette question importante n’aurait trouvé sa place plus haut.
Allons-y brusquement alors, brutalement, sans trame : pensées nues sur le masking.
Je masque très bien. Enfin, je crois, enfin, parfois – le masque se fissure toujours, ma tête s’agite en tous sens pour le recomposer, regagner ma concentration, poursuivre l’impossible cohésion, le fil que j’ai perdu, ne cesse de perdre, qui file entre mes doigts et mon crâne gourds. Pour autant, je m’effondre peu en public, rarement, je frémis mais ne flanche pas, enfin peu, enfin – je souffre et dysfonctionne mais je demeure articulé·e, à peu près, même si souvent je ne fais plus sens de ce que les gens me disent, les mots se heurtent à la surface gelée de ma compréhension, j’entends mais ne distingue plus, incapable de discriminer les sons, lisant sur les lèvres mieux qu’en la coupe tortueuse de mes pauvres oreilles.
J’écrivais que je masque bien et suis en train de décrire tout autre chose. Pour autant, je me sens enfermé·e dans l’articulation de mon discours. Être capable d’encaisser longtemps et de toujours à peu près sonner comme l’intello chéper qu’en définitive je suis sans doute me nuit. Nuit à ma capacité à m’extraire d’une situation. À être vu·e comme ayant besoin de soutien, de sortir, d’autre chose. Et, plus encore, à accepter l’aide, à répondre favorablement à une proposition, à me reposer quand le repos m’est offert.
Aporie encore.
Entre : la psy.
AXIEL
J’ai du mal à prendre en compte mes propres besoins, je ne les considère jamais comme prioritaires. Quand on me demande de l’aide, ou quand je vois que quelqu’un a besoin de soutien, c’est évident que je vais aider, même si je me sens mal à la base, ça me fait plaisir même. Mais d’un autre côté j’arrive pas à demander de l’aide, j’arrive pas à juger que j’en ai suffisamment besoin pour demander à quelqu’un de mettre de l’énergie pour moi.LA PSY
Quand votre colocataire vous propose de vous aider à monter les cartons, pourquoi répondez-vous non, alors même que l’aide est librement proposée, sans que vous ayez eu à la demander ?DÉSAXIEL
Je ne sais pas. Je ne vois pas pourquoi ael ferait ça pour moi. Je n’ai pas envie de peser sur les autres. J’ai peur de ne pas pouvoir rendre ce qu’on me donne.LA PSY
Vous venez de dire que vous donnez de l’aide aux autres. À présent vous dites que vous ne demandez pas d’aide parce que vous avez peur de ne pas donner.Pause. Désaxiel gémit confusément et se délite.
…où en étais-je ? All over the place, semble-t-il, comme toujours. Quelques mots pour faire semblant de conclure, comme si j’allais quelque part, comme si je n’étais pas parti·e bille en tête en oubliant la carte (qui est une autre sorte de menu ?). Je peine à me traiter avec la bienveillance que j’accorde – bien que la colère parfois la trouble – à autrui. Je peine à reconnaître mes besoins comme des besoins (voir, dans les épisodes précédents, « Réflexion sur les limites »), et suis fortement accoutumé·e à ne pas les respecter. Ce défaut de perception de mes besoins réels joue dans l’aspiration à la normalité et dans le fait que je me retrouve fréquemment à quand même tenter de faire des trucs d’allistes, voire y parvenir, en sachant que ça me coûte beaucoup. L’écart entre mes aspirations et mes besoins, ou entre ce qui est désirable et ce qui est réaliste, voire ce qui est réellement désirable et ce qu’on désire réel, est le lieu et le produit d’une bataille sans fin entre les constructions sociales, les capacités, les déterminations internes et externes – on a beau la secouer pour se servir, la vinaigrette finit toujours par se déphaser (il me fallait retomber sur la métaphore culinaire, pardonnez mon approximation sémantique). Sauf à y ajouter des produits chimiques… Les antidépresseurs, anxiolytiques et antipsychotiques seraient-ils les adjuvants nécessaires à maintenir l’émulsion à même de nourrir l’illusion qu’une recette unique convient à tout·e·s ?
Finissons là-dessus, parce que, eh bien pourquoi pas. Bon appétit, et pour moi, bonne nuit.
Axiel