Ce que peuvent les allocations | 2022-10-01
Avertissement : J’ai eu l’idée de ce texte il y a plusieurs semaines, sans doute au moment des déclarations ubuesques du camarade de Fabien Roussel. C’est pourquoi je maintiens le titre : néanmoins, ce n’est pas tant des « allocations » que je parle que du droit de vivre, de la liberté – qui devrait être universelle – issue du fait de bénéficier, de façon inconditionnelle*, de ressources suffisantes à remplir ses besoins primaires.
*De fait, les allocations ne sont pas inconditionnelles : c’est bien là le problème. Aussi voudrais-je défendre le camarade François Ruffin qui, bien que ses propos visant à réapproprier la « valeur travail » – travail qui constitue chez Marx, je le rappelle, le mode privilégié de réalisation de l’humain, à rebours du capitalisme qui s’est emparé du terme pour l’assimiler à l’exploitation de la force de travail en vue d’un profit économique – aient été assimilés à ceux de Roussel, défend, au contraire de ce dernier, le principe de droits universels et inconditionnels. La différence est de taille, voyez-vous : les allocations sont accordées ; les droits, garantis. Là où il y a droit, nul besoin de contrôle, de répression, de conditions. Et ça change tout : chacun·e y gagne en tranquillité… Mais l’État, lui, y perd, car dès lors que tout le monde est logé à la même enseigne, il n’est plus possible de renvoyer les opprimé·e·s dos à dos. Un corollaire intéressant est que quiconque voudrait véritablement lutter contre l’extrême-droite commencerait logiquement par garantir l’accès à l’éducation, la santé, le logement et l’alimentation pour tou·te·s, supprimant de fait les ressorts structurels de la haine de l’autre. S’il était besoin de démontrer que le néo-libéralisme est un tremplin et non un barrage...
À présent, passons à ce bref témoignage, dont vous pourrez peut-être tirer une preuve faible de l’intérêt de garantir, purement et simplement, les droits humains.
En janvier 2022, j’ai commencé à toucher l’allocation adultes handicapé·e·s (AAH). Bien que flirtant toujours avec le seuil de pauvreté, cette allocation m’assure, pendant quatre ans renouvelables, un revenu d’environ 900€ chaque mois (modulo une retenue – moindre que pour le RSA cependant – en fonction de salaires perçus et autres menus ajustements). C’est presque 400€ de plus que le RSA. Une respiration incroyable. Pour la première fois depuis bien longtemps, je me sens, sinon prospère, du moins viable, en fait. Je peux souffler.
Avant de poursuivre ma diatribe, un peu d’honnêteté : mes parents n’ont jamais cessé de m’apporter du soutien financier. Ce sont iels qui payent l’assurance de ma voiture, dont iels ont d’ailleurs financé – malgré mes protestations – la part non couverte par les diverses subventions publiques permises par la mise au rebut de feu ma bien-aimée Saxou, ainsi que – j’en ai profondément honte – les amendes (et même les points…) d’un nombre absurdement élevé que j’ai récoltées en six mois d’allers-retours fatigués à Périgueux. Iels ont payé ma mutuelle jusqu’à ce que je passe à la CMU-C (laquelle m’est désormais refusée du fait de mes ressources – l’AAH – à présent trop élevées, m’obligeant à retrouver une mutuelle : je redoute de m’aventurer pour cela dans le cercle de l’enfer dédié à l’administratif), mon forfait téléphonique jusqu’à ce que je change subrepticement d’opérateur afin de récupérer cette charge financière, etc. J’ai grâce à iels (et, pour une importante moitié, au versement rétroactif de l’AAH) de l’argent de côté, et je sais pouvoir compter sur leur aide y compris financière en cas de pépin.
Néanmoins, cette AAH… Elle a le goût de l’indépendance. Quatre ans, c’est peu mais c’est déjà énorme. Au RSA, je viv(ot)ais avec la peur constante qu’on me le retire, qu’on me force à travailler, avec l’amertume aussi de voir mes rares paies confisquées le mois suivant, comme si toucher 700€ au lieu de 540€ était si luxueux qu’on doive m’en priver pour ne point que j’y prenne goût. À présent, je me sens en sécurité. Je respire. Je suis pauvre quand même, mais moins, bien moins, et en un sens, on a cessé de me le reprocher – bien qu’il me semble encore, parfois, devoir justifier de mon handicap, cette injonction se fait de plus en plus distante à mesure, paradoxalement, que je reprends du poil de la bête (et que je constate à quelle vitesse je le perds, ce poil, chaque fois que je fais mine d'ignorer mes besoins spécifiques).
Car ici est bien l’essentiel de mon propos : si l’on me demande, que peuvent les allocs ?, voici ma réponse.
C’est criant si vous me connaissez : en presque dix mois d’AAH, j’ai repris l’écriture, la création. Je mange mieux, me soigne mieux. Je dors mieux, j’ai parfois même moins mal à présent. Je suis plus stable mentalement (je suis peut-être même sorti·e de dépression). Je suis davantage disponible pour aider mes proches, les écouter et les soutenir. Honnêtement, parfois, j’ai le sentiment que le travail social que j’effectue du fait de ma disponibilité matérielle justifie à lui seul mon salaire – euh, mon allocation. Je me sens mieux, je vis mieux, plus à mon rythme, et de ce fait je peux – dans la limite, toujours étroite, de mon énergie disponible – participer à rendre la vie meilleure ou plus intéressante pour les personnes qui partagent mes petits mondes.
Voilà ce que peuvent « les allocations ». C’est inestimable.
Me revoici avec mes guillemets. En effet, je l’ai révélé dans mon avertissement initial, ce ne sont pas « les allocations » qui importent. C’est la satisfaction des besoins primaires.
Aussi, j’aimerais que nous nous débarrassions de ce vieux mot de privilèges. Un privilège, c’est percevoir un impôt parce qu’on est né dans un château, c’est dépenser le fruit du travail des autres, c’est penser qu’on est à sa juste place alors que sa place implique la misère de millions. Le privilège, finalement, c’est l’ignorance béate des conditions matérielles de sa propre existence, c’est la jouissance affranchie de toute rationalité.
Ne pas se faire discriminer à l’embauche n’est pas un privilège ; c’est subir du racisme, du sexisme, du validisme qui sont des discriminations. Manger à sa faim n’est pas un privilège ; ne pas avoir de nourriture saine en quantité suffisante est une spoliation. Avoir accès aux soins n’est pas un privilège ; être contraint·e à s’en passer est une maltraitance institutionnelle.
L’absence de discrimination n’est pas un privilège. [Ø discrimination ⇏ privilège]. C’est la mise en acte de droits* humains. Ces droits doivent être universels et inaliénables – en fait, pas juste en principe. Les privilèges que la Révolution Française cherchait à abolir et dont nous avons hérité le terme étaient injustes, par essence non-universalisables : ce que nous appelons couramment « privilèges » aujourd’hui, en revanche, est parfaitement universalisable.
*J’ai un certain malaise à l’usage du terme « droits », trop juridique, dans ce texte. En espérant que cette approximation ne nuise pas à l’idée que j’essaie de décrire.
Laissons donc ce terme de « privilèges » pour qualifier les réalités irréconciliables avec l’existence de l’humanité (et des autres espèces). Nous aurons déjà fort à faire à balayer devant notre porte avec ceux-là (par ex lithium, clim & chocolat). Gardons, à la place, les termes véritablement descriptifs – discriminations, spoliations, maltraitances… – des réalités que nous cherchons à abolir.
L’horizon de toute lutte, même lorsque celle-ci endosse pour ce faire le manteau de l’identité – j’aurais à écrire sur ce sujet, mais pas maintenant –, c’est l’établissement de conditions de vie décentes (pour les humains et les non-humains : espèces animales et végétales, biodiversité dans son ensemble que nous ne saurions continuer à ignorer et écraser…). Ne constituent des privilèges que les éléments incompatibles avec cette destination. Pour le reste, bénéficier de conditions matérielles acceptables n’est pas quelque chose dont il faut rougir : il s’agit au contraire de faire de ces réalités ponctuelles une réalité universelle. Vaste programme, il est vrai : mais se souvenir qu’une vie digne est un droit et non un privilège peut nous aider à nous y employer.
Prenez soin de vous En vous souhaitant d’avoir accès aux conditions de votre bien-être,
Axiel
P.S. : J’écris cela alors que je me sens épuisé·e et en surstimulation sensorielle perpétuelle ces derniers jours, car je travaille/bouge trop. Il faut croire que, moins précaire, je n’en suis pas pour autant plus sage, et je continue de frôler périodiquement le burnout par excès d’enthousiasme.