LARP in Progress

Dégenrer pour déranger : table ronde à BetaLarp 2018 | Compte-rendu | 2018-03-xx

Cet article est un compte-rendu qui s’appuie sur une retranscription complète de la table ronde par mes soins. Si vous étiez là ou si vous avez écouté la table ronde, vous pourrez passer plus rapidement sur la partie « Discussion », celle-ci consistant essentiellement à articuler les différentes interventions. Une version en anglais de cet article a été publié dans l'anthologie du Mittelpunkt en 2018 et est accessible sur mon profil Academia.

Avertissement : J’ai tenté, dans la mesure du possible, d’identifier les personnes citées dans la discussion, mais cet effort s’est avéré complexe puisque je ne connaissais presque personne avant cette table ronde et que certain·e·s participant·e·s sont arrivé·e·s en cours de route, ou n’ont pas été cadré·e·s par la vidéo quand iels se présentaient. Je m’excuse par avance !

Le GN est une pratique queer : si vous lisez mon blog ou si vous avez déjà joué à un jeu de Lille Clairence, cette affirmation ne vous surprend plus. Cependant, elle ne va pas de soi, et il ne suffit bien évidemment pas d’écrire un GN pour que celui-ci soit queer, ni même subversif… Reste alors à se demander comment favoriser, à travers le game design, une remise en question des cadres hétéronormatifs et cisnormatifs1 de la société.

En créant ce blog, un des premiers articles que je voulais écrire s’intitulait ainsi, marquant le doute : « Dégenrer le GN, dégenrer le monde ? ». Autrement dit, peut-on influencer la façon dont la société conçoit et impose le genre à travers le jeu de rôle grandeur nature, et surtout, comment ? Rapidement, à travers les lectures dans lesquelles je me suis plongée comme en un Pays des Merveilles (comprendre, un endroit auquel on accède en chutant pendant des heures à travers des étages et des étages de livres alors qu’au départ on cherchait juste un foutu lapin, c’était pas trop dur pourtant ! et où on trouve des choses totalement ouf mais un peu psyché quand même qui nous font questionner notre identité et jusqu’à la réalité, enfin si on y croyait de base), je me suis rendu compte de deux choses : d’abord, qu’il n’y avait aucune chance que je produise cet article en deux semaines ; ensuite que, si je voulais faire quelque chose d’un tant soit peu intéressant et de qualité, j’avais tout intérêt à ne pas le faire seule.

Ainsi, j’ai profité du BEtaLarp, le mois dernier, pour organiser perfidement une table ronde afin de laisser les gens réfléchir à ma place (quelle horrible manipulatrice je fais ! Amener des gens à réfléchir ensemble ! CRIME ANTI-REPUBLICAIN ! – aherm, pardon). Cette table ronde, que j’ai intitulée « Dégenrer pour déranger » en référence à un superbe slogan taggé sur les murs de mon université – « Dérangeons-les, dégenrons-nous ! » – est disponible en intégralité ici, si vous n’êtes pas trop rebuté·e·s par l’idée de regarder cinquante minutes de discussions hélas pas toujours audibles. Dans le cas où vous seriez disposé·e·s à écouter les cinquante minutes de discussion, mais pas à supporter le caractère inaudible, je bénéficie également d’un enregistrement personnel de meilleure qualité que je pourrai mettre à votre disposition.

Après avoir effectué un tour de table afin de connaître les noms et pronoms de chacun-e – ceci dans l’objectif d’éviter de mégenrer les personnes présentes, c’est-à-dire d’utiliser pour les évoquer un pronom, comme il, elle ou iel, qui n’est pas conforme à leur genre –, j’ai introduit la table ronde en posant comme problématique « Comment peut-on utiliser le GN pour remettre en question les catégories de genre et les stéréotypes de genre, notamment en tant que game designer, en tant qu’auteur ou autrice de jeu de rôle grandeur nature ? ». En conséquence, j’ai présenté la petite typologie de modes d’écriture des personnages à laquelle j’avais préalablement réfléchi, avant de laisser la parole aux personnes en présence et de ne plus m’exprimer, pour la plus grande joie de la production intellectuelle collective.

Afin de poser les éléments sur lesquels ont reposé la discussion, je vais recourir en premier lieu à une présentation individuelle des possibilités que nous avons construites ensemble (les cinq que j’ai présentées moi-même, puis celles qui ont été ajoutées au fil de la discussion), puis je retournerai sur un format plus discursif pour tirer des conclusions du débat.

Quelques stratégies d’écriture, leurs avantages et inconvénients

Tout d’abord, il convient d’exposer une prémisse de cette interrogation de game design : nous considérons ici des jeux comprenant des personnages pré-tirés et où le genre des joueur·se·s est sans importance dans le casting.

  1. Personnages neutres – « iel »

    Variante : « tu ».

    Cette stratégie d’écriture consiste à rédiger les fiches personnages à l’aide du pronom neutre « iel », qui permet de ne pas genrer le personnage. La variante « tu » peut également faire l’affaire, pourvu qu’on maintienne le neutre dans l’écriture ! Une participante souligne ainsi le caractère inclusif du pronom « iel » dans le cadre de l’organisation de « jeux de rôle qui sont ouvertement sexuels, avec des actes sexuels explicites » : en effet, explique-t-elle, « si j’utilise pas le « iel » je n’aurai que des hommes ! Le fait d’utiliser ce pronom-là, ça permet aux femmes de se rendre compte que ce style de jeux peut leur être destiné aussi. »

    Points positifs : évite à la fois des problèmes d’identification avec le joueur et la joueuse et le risque d’une écriture inconsciemment stéréotypée (ne pas décider le genre du personnage avant de l’écrire évite ainsi certaines facilités, comme les intrigues liées à la maternité pour les femmes, par exemple).

    Points négatifs : la neutralité en genre du personnage ne sollicite pas de questionnement sur le genre de la part de le/la joueur·se, qui tendra ainsi plus facilement à attribuer son propre genre à son personnage.

  2. Féminin neutre – « elle » réversible

    Le féminin neutre est la réciproque du masculin neutre : les personnages sont ainsi écrits par défaut avec le pronom « elle ».

    Exemple : La cigarette après l’amour, de Leïla Teteau-Surel. « Vous vous connaissez mal. Cependant, il y a une véritable attirance entre vous. Vous venez de faire du sexe ensemble pour la première fois. Vous avez repris votre souffle, puis l’une de vous s’est levée pour fumer une cigarette à la fenêtre tandis que l’autre est restée allongée. Une pause muette qui rétablit la distance abolie pendant le sexe. Un temps. Une volute de fumée s’échappe du cendrier où la cigarette vient d’être écrasée. L’une de vous va briser le silence. »

    Points positifs : le féminin neutre permet de sortir du masculin neutre, et peut ainsi susciter un trouble ou une interrogation de la part des joueur·se·s.

    Points négatifs : un personnage écrit au féminin mais dont le genre est « réversible » sera plus probablement, comme ceux écrits au « iel », incarné conformément au genre de/de la joueur·se.

  3. Masculin neutre – « il » réversible

    Le masculin neutre est la norme linguistique. Il consiste à genrer un personnage dont on ne connaît pas le genre au masculin.

  4. « Genderswap » (ou bigenre) – 2+ écritures/personnage

    Il s’agit de l’option la plus lourde en termes de design. En effet, elle consiste à écrire le même personnage une fois avec le pronom « il », une fois avec le pronom « elle », de sorte à pouvoir fournir à la joueureuse une fiche personnage correspondant au genre qu’iel souhaite interpréter.

    Exemple : Womb, un GN que je n'ai jamais fini d'écrire. « Aujourd’hui, Tir a 28 ans et travaille dans l’événementiel. Il s’occupe notamment de l’organisation de spectacles militants et de soirées à l’attention des milieux LGBTQ+. » // « Aujourd’hui, Lucie a 28 ans et travaille dans l’événementiel. Elle s’occupe notamment de l’organisation de spectacles militants et de soirées à l’attention des milieux LGBTQ+. »

    Points positifs : permet de nuancer les enjeux de genre dans l’écriture sans les imposer aux joueurs et joueuses.

    Point négatifs : peut être très lourd en termes de design, notamment en cas de liens inter-personnages nombreux. Se prête plus à un jeu en arborescence, aux « backgrounds » brefs et pourvu de textes inter-scènes de faible longueur.

    Question : « Du coup, est-ce qu’on considère que ça change quelque chose dans le personnage, ou pas ? »

    Le parti pris personnel que j’ai fait en commençant l’écriture du GN « nordique » à scènes dont j’ai cité un très bref extrait ci-dessus est de ne pas changer le personnage en profondeur, mais de simplement recontextualiser ceux-ci. Ainsi, Womb est un jeu sur la procréation et l’avortement, qui confronte dans une salle d’attente un couple de jeunes hétéros tombé enceint par accident et qui se questionne sur la possibilité d’une vie de famille, un couple de « vieux » hétéros entre qui rien ne va et qui ne veulent pas d’un enfant à eux, bien qu’elle en ait de son côté, et un couple qui souhaite recourir à une procréation médicalement assistée. C’est ce dernier couple de personnages pour lequel le game design prévoit plusieurs configurations : en l’occurrence, un couple hétéro formé d’un homme trans et d’une femme cis (pour cisgenre, c’est-à-dire dont l’identification de genre correspond au genre d’assignation, au « sexe » inscrit à l’état civil), un couple de lesbiennes cis et un couple de gay cis. Je n’ai changé ni leur caractère, ni leur parcours biographique, mais simplement fait des ajustements : dans un cas, l’itinéraire biographique qui les a rapprochés est le coming-out en tant qu’homme du premier personnage, dans l’autre, c’est le coming-out concernant son homosexualité. De même, la méthode de procréation médicalement assistée requise pour un couple lesbien ou hétéro où la femme possède un utérus est l’insémination artificielle avec donneur, tandis que pour le couple gay, le recours nécessaire sera la gestation pour autrui. Ces changements dans l’écriture des personnages vise à les rendre plus pertinents, et peuvent avoir des répercussions sur le déroulement de l’histoire : toutefois, ce ne sont pas des changements « de fond », et à mes yeux ce sont les mêmes personnages. Le dédoublement (voire, en l’occurrence, le triplement) des fiches personnages ne donne ainsi pas lieu à une véritable multiplication des personnages, simplement des possibilités d’incarnation pour les joueurs et joueuses.

    Encore une fois cependant, il s’agit d’une stratégie ponctuelle et personnelle, cela n’en fait pas un canon du game design !

  5. Imposer le genre des personnages

    Variante : sessions inversées.

    Une option que j’apprécie beaucoup consiste à imposer le genre des personnages, mais à considérer que le genre des joueurs et joueuses demeure indifférent. Ainsi, un homme qui s’identifie comme tel et est reconnu ainsi peut être amené à jouer une femme et être considéré, en jeu, comme telle. Une variante consiste à proposer des sessions inversées, où tous les personnages masculins sont joués par des femmes et tous les personnages féminins par des hommes. Toutefois, un participant à la table ronde souligne l’invisibilisation des personnes non-binaires dans ce genre de procédés, qui se voient contraintes à s’assigner un genre pour qu’il puisse être « renversé » dans le casting.

    Exemple : Mad About The Boy, un jeu de Tor Kjetil Edland, Margrete Raaum et Trine Lise Lindahl. Ce GN, entièrement féminin, a cependant été joué en sessions mixtes, où les joueurs jouaient des femmes. « Mad about the Boy is a larp about survivors of a global disaster that killed more than half of humanity. An inexplicable disease killed all the men in mere minutes. The surviving women are facing not only the enormous task of rebuilding society, but also the possible extinction of humanity. »

    Points positifs : L’intérêt, à mon sens, est que cela incite à sortir de sa zone de confort en termes de genre. En effet, le genre du personnage étant imposé, la possibilité émerge pour les joueur·se·s d’incarner un genre qui n’est pas le leur, et ce faisant, d’en dévoiler l’arbitraire ou le caractère construit. Cette configuration permet également de faire l’expérience de discriminations ou de privilèges que l’on n’expérimente pas dans la vie quotidienne.

    Points négatifs : Le risque est que le genre ne soit pas suffisamment « ressenti » par le·e joueur·se, que cellui-ci ne parvienne pas à rentrer dans le personnage à cause d’une éventuelle dissonance ou qu’iel tombe dans les stéréotypes. Pour limiter ces biais, des ateliers pré-jeu sont nécessaires. Ainsi, Nathalie avertit : « En tant que fille, moi je suis embêtée quand on me donne une fiche où je suis un garçon, où je n’ai pas le choix, en fait. Pour moi, en tant qu’expérience de joueuse, a minima j’aimerais bien qu’on me donne le choix entre un prénom fille, un prénom garçon. »

  6. Univers agenre

    Romain propose, s’inscrivant dans la fiction d’anticipation, de considérer le cas où le genre n’existe proprement pas. En effet, souligne-t-il, « souvent, quand on écrit un scénario en genre neutre, c’est pour dire « le genre existe mais ce n’est pas le propos du scénario » » : supprimer la notion de genre, ou rendre les personnages tout à fait agenres, est un pas supplémentaire qu’il est possible de franchir. Toutefois, sa mention du GN belge futuriste CLΩNES soulève aussitôt une volée de protestations. En effet, même si l’intention de jeu de CLΩNES, qui situe l’action dans un futur où la reproduction sexuée n’est plus possible et où la catégorie de genre semble en conséquence obsolète, est bel et bien de proposer un univers agenre, il semblerait que lorsqu’on chasse le genre par la porte, il ne se gêne pas pour revenir par la fenêtre…

    En revanche, Muriel remarque que les jeux abstraits ou surréalistes, souvent réalisés en blackbox, sont propices à l’incarnation de personnages agenres : « les ateliers qu’on fait sur ce type de jeux sont basés sur le fait de créer totalement un langage corporel et comme ce sont des jeux abstraits, les personnages sont souvent définis par des attitudes, par des émotions, n’ont pas de nom de famille, de caractéristiques… » Elle cite en exemple le jeu scandinave White Death, qui met en scène de façon métaphorique l’échec d’une condition humaine marquée par la souffrance : le jeu, joué entièrement en blackbox, est ainsi séparé entre les Humains, marqués par une condition physique entravée, des mouvements lourds et laborieux, et les Transparents, entités au contraire légères et éthérées qu’ils rejoignent dans la mort qui les délivre de leur souffrance humaine. Ainsi, le genre est totalement extérieur au propos du jeu, qui l’exclut donc du game design au profit d’autres types de différenciations.

    Exemple : White Death, un jeu danois de Nina Runa Essendrop et Simon Steen Hansen. « The players are guided through feelings like anger, frustration, sorrow, and fear – and the feelings of peace and closeness which follow the characters’ gentle deaths. »

  7. Plus de deux genres

    Une approche plus troublante, et donc plus intéressante concernant le genre, ne serait-elle pas de multiplier les genres possibles en cassant la binarité issue de la conception occidentale de deux sexes biologiques complémentaires ? C’est encore Romain qui, s’appuyant sur le roman d’Isaac Asimov Les Dieux eux-mêmes où une espèce extraterrestre se divise en trois sexes biologiques, obligeant ainsi à repenser la binarité, s’interroge : « Comment, en fait, pourrait-on mettre en exergue nos comportements humains, les mettre en « métaphores » par rapport à ce genre de choses ? Est-ce que le GN permet cette méthode d’imagination ? ». Dario, culturaliste, souligne néanmoins : « C’est pas nécessaire d’aller chercher dans les romans d’Asimov, y a des cultures sur la planète qui de façon naturelle, ont jusqu’à cinq genres. Ce n’est pas de la science-fiction : pour moi y a des cultures qui sont plus évoluées dans l’histoire, et qui ont reconnu plus de deux genres. »

    Plus tard, Véra pousse encore plus loin la réflexion sur la démultiplication des genres en proposant deux modes de jeux, ayant d’une part pour cœur l’altération ou la fluctuation psychique, de l’autre les modifications physiques : ainsi, elle imagine « incarner une enveloppe corporelle qui aurait plusieurs personnalités, avec plusieurs genres différents », puis suggère la possibilité d’« un jeu transhumaniste où en plus de changer son enveloppe corporelle, on peut changer son identité de genre, au niveau psychologique ». En effet, ces pistes de game design permettent de mettre l’accent sur le versant psychologique du genre : « ce n’est pas seulement l’expression de genre, » conclut-elle en effet.

    Exemple : Harem Son Saat, de Muriel Algayres. « Harem Son Saat met en scène des personnages genrés, et divisés en trois groupes clairement identifiés (féminin, masculin, neutre), dont les rapports de pouvoir sont centraux dans le développement de la narration. »

Discussion : des stratégies proportionnées

La discussion concernant l’élaboration et l’utilisation de ces stratégies a vite abouti à une évidence : elles sont toutes valables… Encore faut-il savoir pourquoi on les utilise. J’ai tenté ici d’ordonner les différents éléments selon un plan qui n’est pas celui, chronologique, de la discussion, mais me paraît servir l’exposition du propos.

Genrer, oui, mais pas pour rien

En discutant autour de ces typologies d’écriture, nous avons vite identifié un problème majeur, qui touche la plupart des écritures de jeux puisqu’il est également omniprésent dans la vie ordinaire : le genre est un donné de base, apparemment irréductible, de notre expérience du monde. Ainsi, il nous est difficile de concevoir un personnage qui n’a de genre, de même qu’il peut arriver de s’interroger sur le genre de son interlocteur·ice ou d’une personne croisée dans la rue. Pourtant, si la question du genre a effectivement une importance dans le langage – en français, nous sommes bien obligé·e·s d’utiliser un pronom –, force est de constater que les mécanismes d’assignation (par lesquels on attribue arbitrairement un genre à quelqu’un, sans le lui demander) vont bien au-delà du simple pronom, mais transportent avec eux de nombreux biais et injonctions genrées. Pour cela, peut-être, le GN a-t-il un rôle à jouer : en neutralisant le genre – littéralement, le rendant neutre, mais également inoffensif –, l’écriture de personnages peut ainsi manifester que le genre n’a ni à être binaire, ni à être central dans la compréhension des rapports sociaux. « Si le jeu le permet, autant le faire en genre neutre ! », s’écrie Muriel : si le choix est fait d’attribuer un genre aux personnages, celui-ci doit être pertinent dans l’écriture des personnages, par exemple si l’intention de jeu est de mettre en lumière des discriminations liées au genre. Le genre, donnée apparemment banale et « naturelle » dans la narration, prend ainsi une valeur supplémentaire qui le soumet au principe du « fusil de Tcheckhov » : « Supprimez tout ce qui n’est pas pertinent dans l’histoire. Si dans le premier acte vous dites qu’il y a un fusil accroché au mur, alors il faut absolument qu’un coup de feu soit tiré avec au second ou au troisième acte. S’il n’est pas destiné à être utilisé, il n’a rien à faire là. » (Anton Tchekhov, source : Wikipedia). Il est un élément à part entière du design de jeu, qui doit être écarté si celui-ci n’en a pas besoin, ou au contraire travaillé, questionné ou augmenté quand il est nécessaire.

Devant les propositions d’intégrer des genres supplémentaires, Evie nous avertit néanmoins de ne pas aller trop vite en besogne : « avant même de se projeter dans des questions de nouveaux genres et d’interprétation, si déjà les GN stéréotypés classiques pouvaient essayer de ne pas séparer les rôles et de faire des filles guerrières et des mecs prostitués, ça pourrait être vachement mieux. » Dans cette optique, cependant, il apparaît que faire l’effort d’écrire des personnages non genrés peut être une façon, pour l’orga, d’éviter certaines facilités. Revenant sur la typologie proposée, Alexandre explique : « si je regarde avec une vision de joueur, les points 1) 2) 3) […] ne vont pas me paraître très importants parce qu’en tant que joueur, dans tous les cas je vais choisir pour moi le masculin, le « il », et au final de mon point de vue ça ne va rien changer. Du point de vue de l’écriture par contre, si je prends la vision de l’orga derrière, là ça peut éventuellement changer le stéréotype que j’aurais inconsciemment tendance à mettre dans mon personnage. »

Dégenrer, pour les joueur·se·s ou pour les orgas ? Les deux, donc : mais différemment.

Dégenrer les personnages ou déranger l’univers : une question d’intention

« Je trouve que ça a beaucoup plus d’impact de dire que ton jeu se déroule en féminin neutre imposé à tout le monde, expose Raphaël. Pour moi c’est une sous-partie, finalement, c’est dans le jeu qu’il faut que les règles soient précisées. » Là encore, Evie nuance, racontant son expérience d’une matriarchie en GN où le langage était entièrement au féminin neutre renforcé par un travail de fond sur les insultes, les expressions, etc. Elle souligne le rapport d’extériorité entretenu avec la langue utilisée, alors que lorsque le trouble dans le genre1 concerne son propre personnage, le rapport d’intériorité le rend plus prégnant : « C’était intéressant parce que ça permet de requestionner plein de trucs qui sont naturels dans notre univers, et du coup on se dit « ben non, si on est en matriarchie on le formulerait plutôt comme ça ». Mais […] on subissait la contrainte de l’univers et on brodait avec. Je pense que quand c’est ton personnage et que tu dois t’envisager en tant que sujet d’un autre genre, c’est une expérience plus intime et donc, je pense, plus profonde, que juste être dans un univers qui utilise un type de langage différent de celui qui est habituel. »

Pour Alexandre, ces deux démarches correspondent à deux logiques distinctes, également intéressantes mais dont les enjeux et les stratégies divergent. « J’ai l’impression qu’il y a deux dimensions dans la problématique : savoir si on peut, finalement, dégenrer la fiction, ou dégenrer le jeu en tant que rapport social, » avance-t-il. Ainsi, avant même de passer à l’écriture, il s’agit de définir clairement l’intention derrière celle-ci : veut-on déconstruire la fiction du jeu, ou les rapports sociaux de genre ? « Les exemples 1) 2) 3) c’est « comment faire en sorte que le back [background, histoire du personnage] ne soit pas une injonction au genre pour la personne qui le lit ». Par contre pour l’exemple 5), c’est « comment faire en sorte que le back évoque l’univers de jeu dans lequel on va évoluer », ce qui est différent. » Il souligne, à raison, que le genre d’écriture des personnages a pour but de refléter l’univers : une écriture genrée, voire sexiste, peut ainsi tout à fait soutenir un jeu féministe mais situé dans un contexte d’oppression patriarcale. Il prend pour exemple la série américaine The Handmaid’s Tale, adaptée du roman La servante écarlate de Margaret Atwood, où une condition féminine particulièrement réifiée et opprimée sert la critique féministe. « Je crois qu’il faut identifier, au fond, la fonction narrative de l’écriture, conclut-il. Elle est un peu différente de la fonction inclusive du background. » En d’autres termes, impossible de faire l’impasse sur la trop souvent délaissée note d’intention.

Le contrat joueur·se·s/orgas au cœur du game design

En effet, plusieurs participant·e·s à la table ronde mettent en avant la nécessité du volontariat des joueur·se·s, notamment dans le cas où des rôles ne correspondant pas à leur genre leur seraient proposés. Un avis partagé par tou·te·s, qui mettent en avant l’importance d’un contrat de confiance qui passe par la clarté des intentions de jeu et des stratégies d’écriture, ainsi que le libre choix des joueur·se·s. « De toute manière, pour tous les jeux qui impliquent des caractéristiques genrées ou qui impliquent une notion d’oppression, c’est très important – sur la communication et l’inscription des joueurs – de faire en sorte que ce soit quelque chose de toujours volontaire, » indique Muriel. Alexandre, pragmatique, renchérit : « l’important c’est, dans la lettre d’intention au départ, de déterminer le parti pris du genre, par rapport à l’univers et par rapport à l’écriture. Ça doit être dit clairement dans la note d’intention, avant même le traitement et l’écriture des personnages. »

Si cette mise au point sécurise les joueur·se·s, c’est également, bien sûr, un moyen pour les organisateur·ice·s d’éviter de se retrouver face à des personnes qui ne respectent pas le contrat de jeu, faute que celui-ci ait été clairement exposé : gagnant-gagnant, donc ! L’écriture des personnages, la construction de l’univers, et bien sûr les ateliers qui les soutiennent sont autant d’« outils narratifs » (selon les mots justes d’Alexandre) dont il faut user proportionnellement.

Concernant le fait d’incarner un genre différent du sien, une fois le consentement des joueur·se·s obtenu et l’univers posé, les ateliers constituent un outil incontournable afin d’éviter à la fois les malaises individuels liés à la difficulté de l’incarnation et ceux, collectifs, liés à une incarnation trop stéréotypée qui serait, en définitive, sexiste. « Sur le Mad About The Boy, raconte Muriel, un truc très bien était que les hommes qui jouaient des femmes, on leur disait de ne pas parler avec une voix de fausset, mais simplement de parler un peu plus bas, un peu plus doucement, et de faire attention à leur langage corporel, donc pas de jouer des femmes, mais d’adapter leur niveau de voix et d’occupation de l’espace à ce qui serait attendu du genre féminin. » Il ne s’agit pas d’imiter le comportement que l’on imagine d’une femme, mais d’intégrer un certain nombre de codes liés à l’oppression et qui régissent la manière dont les femmes peuvent s’inscrire dans l’espace social. Par ailleurs, ces ateliers ont une fonction pédagogique forte, puisque leurs effets peuvent perdurer grâce à la prise de conscience qu’ils génèrent : « ça permet là aussi, continue Muriel, de déconstruire certaines choses, certains automatismes qu’on a quand on a été élevé dans un rôle genré, certaines attitudes intériorisées qui font partie de ces marqueurs de genre. » Une déconstruction qui, pour elle, atteint son apogée dans les sessions inversées, où les participant·e·s sont tou·te·s confronté·e·s à la même difficulté et où on observe, conséquemment, une solidarité accrue : « ça a été un jeu vraiment extraordinaire parce qu’il y avait une vraie solidarité entre participants pour soutenir ces fictions-là. »

« Ces fictions-là » : quelles sont-elles ? Ici, le genre… Et en définitive, les rapports sociaux ordinaires. De quoi donner de solides arguments en faveur de l’utilisation du GN comme un formidable outil de déconstruction ou un moyen de, dans les termes d’Alexandre, « conscientiser un peu » notre inscription sociale et les facteurs comportementaux qui la soutiennent.

Personnages, univers, ateliers : des outils au service de la narration

Pour conclure ce compte-rendu, non sans une dose de fainéantise, par une longue paraphrase de la conclusion que j’ai déroulée sur place à l’aide des notes prises pendant les discussions, nous pouvons dire que les stratégies de design, celles que j’avais mentionnées et celles qu’on a pu élaborer par la suite, sont toujours partie prenante de l’intention de jeu : il s’agit donc de les expliciter dans une note ou lettre d’intention. Celle-ci, quoique nécessaire sur tous types de jeux, est d’autant plus essentielle quand il s’agit d’aborder des thèmes, comme le genre ou tout autre facteur d’oppression, qui peuvent mettre les joueur·se·s mal à l’aise. Pour s’assurer du consentement de celleux-ci, il est souvent crucial, par ailleurs, de redoubler la lettre par des questionnaires d’inscription détaillés et un casting soigné, afin que nul ne se retrouve avec un rôle de genre auquel iel n’a pas consenti.

Les fiches personnages, et en général les personnages, appartiennent pleinement à l’élaboration de l’univers et la construction des rapports sociaux en jeu : ce sont, comme le sont les ateliers, les règles, les décors ou tout autre élément, des outils narratifs. En effet, lorsqu’on organise un GN, on veut raconter une histoire, montrer des choses, ou globalement construire une fiction porteuse de différentes intentions au service desquelles des moyens proportionnés doivent être mis en place. Les trois premières stratégies, concernant la neutralisation du genre, seraient ainsi plus adaptées aux fictions où le genre n’est pas pertinent, ou répondre à un désir de détacher le background des personnages des injonctions de genre ; les stratégies suivantes, du genderswap à l’adjonction de genres supplémentaires, en passant par la distinction entre le genre de la joueuse et celui du personnage et la suppression totale du genre, sont en revanche plus pertinentes dans une optique de déconstruction des rapports sociaux de genre tels qu’ils sont établis dans la réalité ordinaire. En outre, il ne faut pas oublier cette maxime, qui ressort des discussions : ne pas genrer pour rien. J’ajoute moi-même le principe du fusil de Tchekhov qui, quoique dissonant dans un contexte où on ne parle pas d’un objet ou d’une intrigue mais d’une caractéristique interne des personnages, me paraît tout de même pertinent en ce qu’il fait tomber le genre de son piédestal de « caractéristique essentielle » pour le reclasser dans la catégorie des outils narratifs. Par ailleurs, les perspectives ouvertes sur les fictions d’anticipation et les fictions psychologiques laissent entrevoir d’autres possibilités d’accompagner la déconstruction des catégories sociales de l’oppression : pour que vive le GN queer et militant.