LARP in Progress

Cogitations anthropo-GNistes

La sécurité émotionnelle n’est pas facultative. Un exemple | 2018-07-xx

Avertissement à la re-publication | 2020-01-05

En remplaçant mon Wordpress original par le site actuel, construit page par page en html, j'ai d'abord décidé de ne pas remettre en ligne cet article, qui avait provoqué un tollé et engendré une véritable shitstorm sur les réseaux sociaux. Je pensais alors que la tempête était passée, et que remettre cet article en ligne ne servirait qu'à raviver une polémique ancienne. Cependant, je continue d'être dénigrée, et mes intentions tout comme les faits déformés, sur la base de cet article : j'ai donc décidé de rendre cet article accessible à nouveau, afin de rétablir une certaine symétrie dans les éventuels restes du débat.

Avertissement : Cet article est une critique du GN Une tranche de toi (TdT) à partir d’une session particulière, qui dénonce le non-respect du contrat de confiance entre joueureuses et organisatrice. Ça n’est en aucun cas un appel à « boycotter » TdT ou une condamnation définitive. Il me semble cependant, comme je le développe plus bas, que ce jeu sans lettre d’intention, dans lequel on s’engage sans trop savoir où il nous emmène, commet un défaut d’explicitation et ne permet pas aux personnes qui s’inscrivent d’accepter le contrat social du jeu en connaissance de cause.

J’ai écrit ce texte il y a plus d’un mois : je l’ai atténué, soumis à l’autrice, atténué encore. Et je ne l’ai pas publié. Pourquoi ? Il y a, je crois, plusieurs raisons à cela. D’abord, le milieu du GN, comme d’autres milieux, notamment marginalisés, fait subir à ses membres une pression implicite : il ne faut pas – nous en avons toustes, je pense, conscience à divers niveaux, qu’on s’y laisse prendre ou non – risquer de donner « une mauvaise image » de notre pratique, car celle-ci est encore trop fragile et confidentielle pour qu’un « buzz négatif » ne l’affecte pas gravement. Ensuite, comme dans toutes les communautés, il existe une peer pressure, une pression sociale qui incite l’individu à se conformer aux usages du groupe auquel il appartient ou entend appartenir : ainsi, plus il existe de retours positifs sur une pratique, une personne, un usage etc., plus il est compliqué de s’y opposer. C’est aussi pourquoi l’article critique que j’ai écrit sur l’inclusivité au Knutpunkt est également resté dans les cartons…

Dans le cas de figure présenté ici, s’ajoute un sentiment global de reconnaissance : parce que j’ai été accueillie en tant qu’anthropologue par ce milieu-là, par ces milieux, d’ailleurs – arrivée il y a presque trois semaines en Finlande, je constate là aussi le caractère extrêmement accueillant de la communauté et en conçois une intense gratitude –, notamment par la créatrice du jeu dont je dénonce ici les dérives, le faire est d’autant plus complexe, et je m’en sens, malgré moi, coupable.

Toutefois, l’impression de reproduire le phénomène de missing stair, « marche manquante »[1], en contournant un jeu que je ne suis pas seule à estimer problématique dans certains aspects plutôt que d’informer sur ceux-ci, me décide aujourd’hui à franchir le pas.


Il y a peu, j’ai joué une partie d’Une tranche de toi, un GN expérimental organisé par l’association éponyme et sa créatrice, Mélanie. Plutôt qu’un jeu unique, il s’agit d’un format de huis-clos très souple, long de deux à six heures (plus environ deux heures d’ateliers pré-jeu), qui met en scène des scénarios résolument feel-bad (tragédies familiales ou amicales, maladies, morts violentes, trahisons, viols, tout y passe dans la construction du scénario – bien que la violence physique en jeu soit limitée à des gifles ou coups de poing simulés, ou plus rarement des armes mimées avec les doigts).

J’aime bien jouer à Une tranche de toi, ça me défoule. Cependant, cette fois, j’en suis sortie profondément en colère : c’est pourquoi, quoique celle-ci soit retombée, j’ai résolu d’écrire ce texte, qui a vocation à pointer du doigt une dérive de ce jeu dont pourtant je suis d’ordinaire une enthousiaste – une manière de tenter de réparer ce qui constitue, en quelque sorte, une marche manquante ludique.

Diagnostic d’une immersion lacunaire

Avant de parler de ma colère, cependant, il me faut parler de quelque chose de plus diffus – un agacement. En effet, Mélanie répète que je lui « résiste » – alors que la plupart des joueureuses finissent au moins une fois en larmes ou autrement chamboulées, j’enchaîne ma six ou septième session avec un électrocardiogramme résolument stable qui contredit l’intensité de mon jeu (entendu ici au sens d’acting). Elle avance plusieurs explications à cela : d’une part, elle me reproche de trop intellectualiser, d’établir une médiation permanente entre moi et mon personnage ; d’autre part, elle diagnostique que j’ai plus d’emprise sur mon Sur-Moi que la plupart des gens ; enfin, et c’est sans doute l’argument qui fait mouche, elle déplore que je sois constamment dans le contrôle et s’échine à me le faire perdre.

Au premier argument, j’ai objecté l’autre soir que j’étais une intellectuelle : que mon rapport à mes propres émotions passait par une saisie intellectuelle, sinon rationnelle, de leur étiologie et de leur nature. Par conséquent, m’empêcher de rationaliser risquerait de me rendre complètement indifférente au moins autant que de me faire effectivement perdre pied (l’indifférence étant, en effet, une réaction courante aux événements traumatiques non-intellectualisés – déni quand tu nous tiens). Au deuxième argument, je n’objecterai rien, sinon qu’il s’agit plutôt pour moi d’un effort permanent de cohérence, poursuivi depuis des années, qui me rend ainsi moins prompte à ignorer mes propres « trigger warning » que si je n’observais pas cette ascèse. Pour ce qui est du dernier argument, il touche juste, et je m’en vais expliquer pourquoi.

Le difficile abandon de l’esprit critique

En premier lieu, mais ça ne sera pas le cœur de cet article, il existe de mon côté un biais de (non-)identification fort à TdT. En effet, il s’agit d’un jeu délibérément cis- et hétéronormatif, voire – osons le néologisme – mononormatif (en fait, on me dit dans l'oreillette qu'il est normatif tout court). Ce positionnement se justifie par la nécessité, pour l’organisatrice, de toucher un maximum de personnes avec des lieux communs. Seulement voilà : je ne corresponds pas aux normes dominantes en matière de relations sociales, et comment vous dire que quand on m’annonce que mon personnage entretient en secret des relations avec deux hommes et qu’elle ne veut pas leur avouer, ben, je peine à dépasser le stade de la facepalm mentale (brainpalm?). Idem, quand des tromperies ou, pire, une homosexualité sont révélées en jeu, eh bien… il me faut un moment pour me rappeler que « I don’t give a damn » n’est pas une réaction valable d’un point de vue diégétique. Mon immersion souffre de ce genre de tropes, parce que je ne saurais, joueuse, y adhérer. De fait, tout est trop gros dans Une tranche de toi, et c’est le but : trop de choses se produisent, les malheurs d’une vie (et encore, une vie bien dotée de ce côté) s’enchaînent et s’additionnent en quatre heures seulement. Je n’y adhère pas, parce que je suis trop sceptique, trop intello en effet – j’ai du mal à taire cette partie de mon cerveau qui, acceptant volontiers pour réelle une menace surnaturelle, me fait remarquer qu’en France, on peut vivre longtemps avec le sida – : c’est vrai. Mais pousser plus loin la suspension de l’incrédulité, dans un contexte où les normes sociales véhiculées sont nettement pathologiques, ne serait pas souhaitable[2] (si tant est que ce soit même possible).

Ainsi, je ne crois pas qu’Une tranche de toi me fera vraiment  déconnecter le cerveau , comme Mélanie le résume fort bien : le contenu est trop loin de moi pour aller au-delà d’un divertissement cathartique, d’un défouloir. Et j’entends que cela reste comme ça, car ce n’est pas un cadre dans lequel il me plairait de craquer.

On ne fait pas cadre sans care

Quelques jours après la TdT dont il est question – jour, donc, où je commence l’écriture de ce texte –, j’ai eu au téléphone un amoureux auquel j’avais proposé de participer. Depuis le GN, disait-il, il se sentait « cassé ». Oui, cassé. Ayant incarné, pendant quelques heures, un personnage dépourvu d’alliés, un personnage pas mauvais pourtant, mais qui avait fait de mauvais choix, agi instinctivement, et s’était retrouvé pour cela la risée des autres, il ne s’en remettait pas.

Ça m’a mise hors de moi. Je n'ai aucun problème avec le fait que le but d’un GN soit de  péter les genoux  des joueureuses : et même, je le recherche. Mais il est impératif de ne pas négliger leur reconstruction.

En effet, quoique Mélanie fasse un travail de prévention conséquent en amont du jeu – dont l’absence de lettre d’intention explicite, cependant, est un point très négatif qui ne peut être ignoré –, l’après est, pour moi, souvent négligé. Avant le jeu, elle demande ainsi aux joueureuses d’indiquer leurs envies de jeu, et surtout ce qu’iels ne veulent pas avoir à rencontrer : toutefois, il est complexe d’identifier une trigger avant d’y avoir été confronté·e et il est impossible d’avoir une connaissance exhaustive des situations susceptibles de provoquer un malaise profond, de sorte que cette mesure de sécurité ne saurait aucunement remplacer un aftercare consciencieux. Sur place, bon nombre d’ateliers pré-jeu – dont la plupart sont destinés à favoriser le lâcher-prise et l’intensité de l’expression et de la réception de sentiments – sont tenus, puis les personnages sont présentés individuellement aux joueureuses : iels peuvent alors, le cas échéant, refuser ou réorienter certains des axes (succincts) portés par leurs personnages. Cette possibilité est heureuse : toutefois, les neuf dixièmes du contenu étant apportés au compte-goutte au cours du jeu, elle n’est, là encore, pas suffisante.

Or, la sortie du jeu n’est pas un véritable debriefing : il s’agit en effet de « réparer » le personnage en l’extrayant de l’infernal maelström d’événements ludiques, mais les joueureuses, iels, ne sont pas accompagnées dans le même processus. En effet, le debrief se limite à un tour de table où les joueureuses sont invitées à imaginer ce qu’est devenu leur personnage, et éventuellement à s’exprimer en désordre, après, sur le jeu. Parfois, c’est suffisant pour laisser le personnage derrière : ça l’est pour moi parce que j’entretiens fortement l’effet d’étrangeté – effondrée en sanglots sur le « cercueil » d’un personnage mort durant le jeu, j’ai repris une expression neutre et détachée à l’instant même où la fin du jeu a été annoncée. Mais, pour mon amoureux, ça n’a pas été suffisant, parce qu’il avait mis beaucoup de lui dans son personnage, parce qu’il avait « joué le jeu » de TdT, qu’il s’était laissé péter les genoux. Le contrat implicite entre orga et joueureuse, qui pour moi est essentiel, n’a pas été respecté : il n’y a pas assez de care dans Une tranche de toi, à peine un diagnostic psychologique concernant ses faiblesses révélées en jeu ou le conseil de ne pas rester seul-e ce soir-là (fait anecdotique, j’avais proposé à un autre ami qui a participé au jeu de squatter mon canapé en rentrant parce que je m’attendais à ce qu’il puisse ne pas se sentir bien après – au final, c’est mon amoureux, pour la sécurité duquel je ne craignais pas, qui a bénéficié de l’offre). Interrompre le jeu y est par ailleurs tabou, et aucun safeword n’est fourni aux joueureuses : Mélanie est l’unique garde-fou, et lui toucher un mot discrètement le seul moyen d’obtenir une prise de distance par rapport au jeu ou un peu d’isolement (remplacé par un évanouissement).

Moi, je ne joue pas un jeu sans cadre psychologiquement safe – ou plutôt, il m’arrive de le faire, et bien souvent je le regrette amèrement. Je joue Une tranche de toi parce que c’est court et que je sais que je gère. Que ça ne demande aucun investissement en amont et que je ne cours pas le risque, comme dans d’autres GN de format plus traditionnel, de voir toutes les projections et les efforts investis dans mon personnage foncer dans le mur à grande vitesse. Parce que, aussi, il y a des ateliers pré-jeu et que ça m’aide beaucoup à rentrer dans le cercle magique du jeu1. Mais, sans cette promesse de care – incarnée a minima par un safeword et quelques indices d’hygiène émotionnelle, comme les questions rituelles de debrief « qu’est-ce que tu gardes/qu’est-ce que tu laisses de ton personnage » et « comment te sens-tu ? » –, je ne signe pas, de mon côté, le contrat qu’elle me tend – le lâcher-prise.

Le dernier atelier pré-jeu auquel elle nous a soumis-es est la manifestation extrême de ce manque de care que je reproche ici : cette fois, TdT ne s’est pas contenté d’être un jeu transgressif ou limite – les bornes de l’hygiène émotionnelle ont été franchies, d’une façon qui est pour moi inacceptable. Ainsi, pour couper court à la légèreté de l’ambiance, et afin de séparer des joueureuses trop proches dont elle craignait qu’iels ne parviennent pas à mettre leur relation de côté dans le jeu, elle a effectué la proposition suivante :

« Je veux que vous vous mettiez avec la personne ici dont vous êtes le plus proche. Puis que vous lui disiez cinq choses que vous ne supportez pas chez lui. Ça doit être des choses vraies, vous devez les penser. Après les avoir dites, je veux que vous vous regardiez dans les yeux, sans un sourire, un geste ou un mot d’excuse. Je veux que vous assumiez vos propos. Puis que vous vous sépariez quand le regard devient insupportable. »

Évidemment, j’ai bondi. Hors de question. Je m’y suis violemment opposée.

« Si je fais cet atelier, ai-je dit, tu vas avoir gagné. Je vais être en PLS. Mais je vais l’être avant le jeu, et je vais partir. Je ne vais pas jouer. » « Mais comment voulez-vous proposer un jeu vrai si vous n’êtes même pas capable de vous dire les choses en face ? a-t-elle rétorqué. Comment voulez-vous traiter quelqu’un de connard en jeu si vous ne pouvez même pas faire ça ? » A mon tour, j’ai répondu : « il y a une différence entre une persona et une personne. Quand j’insulte quelqu’un en jeu, c’est le personnage qui prend, pas le joueur. »

Qu’importe. L’alibi, très peu pour elle : Une tranche de toi est un jeu vrai – c’est-à-dire, en fait, un jeu dangereux. J’ai cédé, j’ai accepté de faire cet atelier, à la fois avec mon amoureux et mon ami, puisque j’étais la personne la plus proche pour les deux. Mais avant, j’ai, en quelque sorte, subverti la règle : je suis allée voir chacun d’eux et leur ai dit : « J’ai peur de te mettre mal en te disant des choses ». Nous avons établi un rapport de consentement mutuel par rapport à cet atelier, et seulement alors a-ce été possible pour moi. En définitive, je ne leur ai dit que des choses qu’ils savaient déjà, bien sûr – l’honnêteté est sans doute le principe le plus important auquel je tâche de me tenir, et aller au-delà de ce qu’ils savaient déjà aurait immanquablement abouti à des méchancetés (vous pouvez ne pas aimer, par exemple, un certain trait physique ou un tic d’une personne de votre entourage sans que ça soit foncièrement utile ni bienveillant de le lui agiter sous le nez). Cet atelier, par conséquent, est loin d’avoir eu, de notre côté du moins, l’effet « dramatisant » recherché par Mélanie : par contre, il a bien eu pour effet de dénoter une épaisse lacune dans le contrat de care.

Conclusion : une affaire de confiance

Dans mon mémoire de première année de Master, dans lequel je parle souvent d’Une tranche de toi, puisque c’est un jeu qui m’a beaucoup apporté du point de vue de la compréhension théorique de la construction du contrat ludique et la gestion des émotions en jeu et du bleed, j’écrivais que  c’est la confiance accordée au cadre, incarné par les organisateurs et rendu tangible par les ateliers, qui fonde les conditions de cette libre expression [du lâcher-prise]  (Cazeneuve, 2017 p. 34)  : or, il arrive, comme dans cette session malheureuse d’Une tranche de toi, que la faiblesse des dispositifs de sécurité ne permette pas d’accorder sa confiance au cadre d’une façon sécuritaire. Dans ce cas, et si renégocier celui-ci est impossible, refuser de signer le contrat ludique pourrait bien être la seule option.


[1] Je ne parle pas du tout, ici, d’une « marche manquante » au sens d’un prédateur sexuel, bien entendu. L’analogie me paraît simplement fonctionner ici également, tant j’ai la sensation que certaines personnes trébuchent en ratant la marche dont pourtant, beaucoup connaissent la vacance.
[2] En me relisant pré-publication, je note effectivement que le taux d’édulcoration de ce paragraphe est totalement excessif et que je pourrais critiquer frontalement et longuement un positionnement narratif dangereux, parce qu’il véhicule et contribue à reproduire des préjugés qui causent chaque jour des violences et des morts partout dans le monde : stigmatisation des personnes séropositives, jalousie, homophobie, violences conjugales…