Les mots sont une cloison munie d'une porte
2023-12-21
Depuis quelques mois, j’ai peu écrit, et moins encore partagé – du moins, pas sur cette liste de diffusion, même si j’ai commis récemment quelques écarts sur Instagram et échangé, sur papier, avec Mello (qui proteste que le « carnet bleu » était fait pour écrire un livre ensemble, pas se raconter nos vies ; mais ce serait omettre la façon dont j’en suis venu à aborder l’écriture que de séparer la vie de la pensée (j’avoue, c’est une pirouette rhétorique un peu malhonnête)).
Il y a plusieurs raisons à ça : j’ai emménagé en colocation, trouvant ainsi sur place un exutoire à des réflexions qui, sans cela, m’agitaient auparavant jusqu’à l’écriture ; j’ai connu des rebondissements amoureux ; j’ai rejoint une association en tant que salarié·e – sur un volume horaire très faible, certes, mais suffisant pour que le temps laissé à l’écriture s’amenuise encore ; j’ai proposé des ateliers, discussions, conférences à divers endroits… Pour autant, il me semble que mon silence épistolaire ne découle pas mécaniquement de ces activités chronophages. Je crois que j’ai plutôt glissé dans une forme de cloisonnement, auquel je me refusais (en théorie) depuis longtemps.
Vers 17-18 ans, j’ai décidé de fondre peu à peu mes pseudonymes en usage dans mon nom civil – d’abord en traçant une forme de jeu de piste, permettant d’aller de l’un à l’autre et ainsi, de relier en pointillés mes différents canaux et sujets d’expression –, ayant résolu que, même si mon parcours intellectuel ou artistique restait bien entendu devant moi, avec les errements et méandres inhérents à toute trajectoire de vie, je devais me rendre capable, désormais, d’en assumer les différents aspects. En gros, il s’agissait d’initier un travail (infini) d’acceptation, de surmonter le cringe et de poser un regard critique mais bienveillant sur ce que je serais amené·e à produire. (D’une façon peu surprenante, la dernière production avant le vœu d’unification est un recueil de poésie – je crois bien avoir jeté la poésie avec l’eau du cringe, et je serais bien en peine d’en revenir.)
J’ai commencé à regretter ce choix en me radicalisant à gauche : être facilement trouvable m’expose, et je me suis pris à craindre les crimes de haine. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est moins le cas aujourd’hui, alors même qu’habiter en colocation me fait craindre d’exposer également mes colocataires. Peut-être parce qu’au final, ce n’est pas l’extrême droite qui me fait me sentir exposé·e aujourd’hui. Dans l’ivresse de leur victoire idéologique, c’est toujours sur les personnes racisées et les « quartiers » que se dirige leur ire, sûre de sa toute-puissance ; « homme » trans blanc, je ne suis pas une cible prioritaire, bien que nos droits trans soient les prochains à devoir sauter dans cette fenêtre d’Overton si béante qu’on la dirait soufflée par une explosion (toulousain·e, j’ai failli écrire « AZF ») (l’honnêteté me ferait renoncer à cette image pour un constat plus sombre encore : la fenêtre d’Overton ne s’est pas seulement ouverte, elle a pivoté sur son axe, renvoyant à l’indicible des discours aussi peu radicaux que « la guerre c’est pas bien », « le racisme c’est mal » ou « la recherche suggère que »).
Une fois de plus, je m’égare. J’ai même ouvert le dossier « newsletter_blog » de mon ordinateur pour y découvrir deux textes inachevés, inenvoyés et que j’avais complètement oubliés : le premier m’a demandé beaucoup de travail et je ne désespère pas d’en venir à bout, sans doute d’ici l’été prochain ; le second, sommairement titré « texte », parle de ma difficulté à écrire, avec des relents de nihilisme que je suis bien aise de n’avoir partagé. J’ai un instant été tenté·e d’en reproduire des extraits, mais je suis las·se de ressasser : il suffit ici à mon propos de dire que j’ai passé une part non négligeable des trois précédents trimestres à essuyer des attaques et des reproches émanant de « mon camp »* – c’est-à-dire, spécifiquement pas l’extrême-droite, et en particulier des militant·e·s se revendiquant d’influences théoriques et de postures idéologiques proches des miennes.
*Je laisse ce qualificatif dérangeant à dessein. Qu’il me mette mal à l’aise me rappelle que, même si je revendique dans mon petit cœur naïf l’appartenance commune à l’humanité, il me faut provisionnellement considérer qu’il y a un certain nombre de personnes qui sont suffisamment convaincues du contraire pour qu’il soit tout à fait exclu de m’adresser à elles.
Je m’y attendais en publiant Mieux gérer nos conflits, mais il y a eu du lag, et j’avais presque fini par me convaincre que ce backlash n’arriverait pas. Enfin. Ça va. C’est démoralisant mais je ne suis, ni n’ai été en danger, physique, moral ou psychologique. Pour autant… Cet épisode a guidé le re-cloisonnement tendanciel qui fait l’objet de ce mail.
D’abord, pour l’aspect psychologique voire psychologisant, il faut relever que je suis sujet·te à une crainte disproportionnée de l’exclusion, qu’on pourra appeler selon les angles de vue et les acceptions plus ou moins dramatiques schéma d’isolement social, tendance (légèrement) paranoïaque ou trauma d’exclusion. Cette peur est parfaitement compréhensible : l’humain est un animal résolument social et la privation de liens sociaux a des conséquences catastrophiques chez toute une chacune. Son exacerbation chez moi relève d’une collection d’expériences préalables d’exclusion, imputables pour une large part à des systèmes sociaux tels que le validisme et le cissexisme, et pour une part personnalisée (youhou, le libéralisme me permet de me sentir personnellement responsable de me faire jeter, prends ça, matérialisme dialectique !) par le fait que je suis une personne casse-couille, euh, radicale, euh, énervée, euh, bon, bref – vous m’avez compris·e quoi. (Note à moi-même : consacrer une newsletter à « Remettre le conflit au centre des relations sociales », de préférence pas celle-ci.)
Ainsi, je me retrouve souvent dans des situations où, ne parvenant toujours pas à avoir la présence d’esprit de fermer ma gueule, j’exprime des opinions Controversées™ et, patatras, la peur de me faire jeter/ghoster/trasher revient. En ce moment, les cibles prioritaires de cette crainte sont, pour des raisons qu’on peut imaginer, man partenaire et mes colocs ; mais c’étaient aussi, notamment, les bibliothécaires de la BAF, que je viens de quitter de façon temporaire et pacifique (après avoir navigué avec succès des conflits, résistant à la tentation de l’auto-exclusion) afin de me retaper un petit peu (bravo moi-même, Désaxiel a reflué après quelques jours seulement <3. Et merci aux bibliothécaires, ma psy et à toutes les personnes merveilleuses qui m’entourent et me permettent d’avancer réellement sur le détricotage de réflexes de survie obsolètes) ; publiant ce texte sur mon site en mars 2024, je pourrais ajouter les membres de Clar-T.
Ensuite, concrètement, je parle de cloisonnement mais on sait toujours pas de quoi je parle après une page et demie (les lectaires les plus assidu·e·s me féliciteront peut-être d’arriver au point plus rapidement qu’à l’accoutumée, tandis que les nouvels venu·e·s se demanderont pour la cinquième fois déjà pourquoi iels ont commencé à lire). Dans les faits, j’ai constaté que je (re)faisais une différence notable entre « irl » et « en ligne ». Schématiquement – même si ces catégories se recoupent par le biais de plusieurs personnes – :
- D’un côté, il y a les personnes qui me lisent, qui savent ce que j’écris, qui ont une vision plutôt claire de mon idéologie. Ces personnes sont pour partie des inconnues, pour partie des personnes que je connais de vue ou des personnes que je vois peu souvent, avec une minorité de personnes qui me fréquente également de façon plus quotidienne. Elles ont en commun de me fréquenter/rencontrer en ligne.
- De l’autre, il y a les personnes que je fréquente au quotidien, avec qui je peux avoir des discussions politiques mais rarement sur le mode formel de l’échange d’écrits, qui me situent et que je situe dans une constellation plus lâche d’idéologies qu’on pourra appeler anarchistes, queer, gauchistes pour faire très large. Ce sont par exemple les personnes avec qui j’habite, fais de l’associatif, du sport, que je croise dans des lieux militants, etc. Certaines de ces personnes sont des ami·e·s, d’autres des connaissances. Elles me connaissent en tout cas sur un mode qui implique prioritairement le partage de communs.
Lorsque je subis des « rechutes » de peur de l’exclusion, c’est de ce second groupe (de ses diverses composantes) dont j’ai peur d’être ostracisé·e. C’est de ce groupe dont dépend ma socialisation. Le premier groupe, bien que précieux par bien des aspects, ne m’apparaît pas aussi vital : c’est de lui dont j’ai fréquemment envie de me couper, me disant que je ferais mieux d’aller vivre dans les bois et d’arrêter d’avoir une parole (semi-) publique (il y aurait beaucoup à dire de ce « semi », combinaison subtile d’auto-sabotage et de stratégie consciente pour ne pas passer un certain seuil de fame).
Mais c’est aussi à ce dernier qu’il m’est possible de me raccrocher lorsque le second groupe s’amenuise : c’est pour cela, je crois, qu’une grande partie de la socialisation contre-culturelle et/ou entre personnes minorisées se fait sur Internet, car c’est là qu’on est susceptible de trouver des individus partageant les mêmes idées (like-minded individuals) ou réalités. Il est vraiment important… mais, il me semble, incroyablement précaire. Y compris, d’ailleurs, quand il n’existe pas que sur Internet : je pense par exemple à l’anticipation dramatique que j’ai eue en allant à LaboGN cette année, due à certains échanges déplaisants sur Discord le-bien-nommé et un sentiment général de chaos. Sur place, cependant, la dynamique #Groupe2 s’est remise en marche et les conflits qui paraissaient insurmontables en ligne ont eu une importance assez dérisoire (par contraste, d’autres conflits ont émergé d’interactions quotidiennes, dans laquelle l’idéologie – jamais tout à fait absente – n’était pas la première en cause).
C’est parce que les « propriétés » de ces groupes – en fait, modes de socialisation, schématiquement « contact intermittent et/ou dématérialisé avec proximité idéologique explicite » vs. « quotidienneté et contact en présence avec proximité idéologique plus diffuse » – sont différentes que j’en suis venu·e à remettre une forme de cloison, tout de même munie d’une porte, entre les deux. Je leur applique dorénavant ces deux attitudes :
- #Groupe1 : expression des idées à l’écrit, prise de connaissance des écrits (ou autres contenus) des autres, feedback minimal, pas forcément de réponse aux sollicitations, échanges marqués par un temps plutôt long pour ne pas monter dans les tours.
- #Groupe2 : concentration sur les échanges ordinaires, l’écoute et le soin ; possibilité de renoncer ou repousser un débat lorsqu’il émerge, avec attention aux états émotionnels ; éthique du conflit qui priorise le fait de se voir, rappel de l’importance du commun partagé y compris dans le conflit.
À dire vrai, même si je regrette en partie le cloisonnement – en particulier, la peur que j’ai que des personnes du #Groupe2 « tombent » sur mes écrits ou découvrent mon idéologie et me rejettent sur cette base –, je pense que cette attitude est plutôt saine. Ainsi, j’ai récemment eu un différend avec une personne de la BAF sur le groupe Signal, et j’ai choisi d’aller directement en permanence pour voir cette personne (et d’autres, participant du groupe voire du conflit) pour exprimer mon malaise et mon besoin que ce conflit soit adressé – ce même alors que j’étais terrifié·e à l’anticipation de l’interaction. Ça a explosé aussi vite que ça s’est résorbé : en moins de trente minutes, on avait eu le temps de s’engueuler, d’identifier le point clivant et de se mettre d’accord sur le fait qu’on pouvait quand même cohabiter et collaborer malgré cette divergence. Le matin même, écrire un unique message disant que j’aimerais qu’on ne parle pas de ça à l’écrit m’avait pris davantage de temps, et j’avais passé la journée à me sentir horriblement stressé·e. C’est le cas, il me semble, de beaucoup de conflits ordinaires : l’anticipation, l’évitement, la mise à distance – qui peut être utile pour tout un tas de raisons, en juger étant la partie difficile – sont souvent plus coûteuses que la confrontation effective.
Bon, je reconnais que je sonne comme Sarah Schulman, avec sa rancune plus qu’un poil exagérée contre les échanges de mails et de SMS (si elle écrivait Le conflit n’est pas une agression en 2023, Whatsapp et Messenger seraient l’ennemi n°1). En vérité, je pense qu’il y a tout un tas de moments où passer par l’écrit (mais de préférence pas la messagerie instantanée, qui me paraît toujours la plus risquée d’entre tous les modes de communication disponibles actuellement) est utile et pertinent, et plus fondamentalement encore, où c’est le seul moyen de porter la discussion ou le conflit. L’écrit, ça permet de se poser pour exprimer ce qu’on ressent, détailler, décrire par le menu sans s’emmêler ou risquer que nous échappe un mot malheureux. Même avec ces intentions nobles, cependant, les échanges écrits ont plus de chances d’être interprétés à charge, mal compris, etc. : si la possibilité d’une écoute mutuelle en présence existe, elle me semble être la meilleure solution.
À dire vrai, j’ai souvent l’impression que ce qui importe, dans une situation de conflit, c’est d’abord la volonté d’en sortir. Tu peux arriver avec les meilleurs skills communicationnels du monde, si la personne en face a décidé de ne plus te parler ou de faire de toi l’avatar des malheurs du monde, c’est mort. À l’inverse, entre personnes qui ont à cœur de préserver le lien, on parvient souvent à sortir d’un conflit intelligemment, même si le chemin est bordélique. L’idéal étant bien sûr d’allier une bonne communication (qui passe notamment par se connaître soi-même un minimum, assez pour avoir une vision minimale de nos biais les plus courants) et l’envie mutuelle de dépasser le conflit ; ça limite les risques de se dire des choses horribles, de se blesser mutuellement et d’abîmer le lien même en parvenant à le sauvegarder.
Anyway ; ce qui se produit, dans cette nouvelle méta précaire-mais-pas-absurde de cloisonnement, c’est que j’applique aux personnes avec qui je partage du commun quotidien une éthique de préservation et de nourrissement (nourrissage ? Nourriture ???) du lien, en comptant là-dessus pour que nos divergences politiques, inévitables, soient l’occasion d’un conflit sain et mutuellement enrichissant, car fondé sur une confiance dans le fait que l’autre nous perçoive comme humain (c’est une base) et considère le lien réciproque comme d’importance. Bref, il s’agit en somme d’appréhender l’espace social comme si les relations sociales comptaient.
Bon, je dis « confiance », mais vous aurez compris que le bail, c’est quand même que je suis pas siiii sûr·e de moi que ça, hein. Les personnes avec qui j’entretiens un lien suffisamment sécure pour ne pas craindre que le conflit nous sépare ne sont pas majoritaires – même si, j’en fais le constat honnête, elles sont bien plus nombreuses qu’à l’époque naïve où je croyais qu’il était possible d’être sainement en conflit avec tout le monde… et celle, trouble, où je ne croyais cela de personne. (J’ai conscience aussi d’avoir la chance immense de pouvoir compter sur de nombreuses personnes, ami·e·s, camarades, famille. Je peine à mesurer ce privilège, car j’ai tant l’impression d’y travailler d’arrache-pied – à travers l’effort permanent de remise en question et d’écoute notamment – qu’il m’est facile de perdre de vue le fait que ça n’est pas simplement « normal » ou un dû, mais la conséquence d’un environnement social, notamment familial, extrêmement favorable.)
Prochaine étape : reconnecter le cercle de mes proches quotidiens avec ce que j’exprime ailleurs de mes idées et mes idéaux. Ou pas. On peut s’aimer sans être d’accord sur tout. On peut s’accepter tout en ayant des différends stratégiques. On peut ne pas tant parler politique que ça. C’est possible. Ça veut pas dire qu’on va s’abandonner.
Bon. Allez. On travaille là-dessus.