Maladies chroniques et injonction au « bien-être » : non mais ? | 2024-05-01
Résumé : Une réflexion sur les usages des outils du registre du bien-être dans la gestion des handicaps, et pourquoi les disqualifier systématiquement au nom d'un anti-validisme justifié peut contribuer à entériner une forme d'impuissance face au handicap.
J’ai l’impression d’avoir beaucoup de choses à process ces temps-ci, pourtant je pioche l’objet de ce mail dans la pile des sujets non-prioritaires. Peut-être parce que j’ai besoin de décentrer mon regard pour que les points cruciaux apparaissent nets, peut-être aussi parce que ce qui me fait prendre conscience que j’ai à travailler, c’est une recrudescence de mes douleurs chroniques.
Attention : il est possible que ce que je vais tenter d’interroger ci-après soit activant pour des personnes vivant avec une maladie chronique, qu’elle soit physique ou mentale.
L’objet donc, c’est ce qui m’apparaît comme une aporie du discours handi : le rejet (que je partage viscéralement) de tout ce qui s’apparente à une injonction (pseudo)thérapeutique ou comportementale (faire du yoga, marcher, aller en forêt, boire de l’eau, voire sucer des cailloux), qui me paraît avoir pour corollaire indésirable l’impuissance face à la maladie.
Pour simplifier, je vais regrouper toutes ces techniques, de la plus honnête à la plus charlatane, sous l’appellation « bien-être ».
En clair, on voit passer quantité de mèmes rappelant, à juste titre, que des « conseils » concernant l’attitude ou les soins à requérir, les thérapies alternatives, l’hygiène de vie et autre, sont indésirables – parce que oui, souvent, on a déjà essayé, et que – c’est là où je commence à ne pas être d’accord – non, ça ne marche pas.
Il me semble que cette atmosphère désabusée, quoique compréhensible, joue en notre défaveur – en particulier, en la défaveur des personnes nouvellement handicapées à qui l’on cherche à épargner des années de tâtonnements frustrants et de validisme polyphonique en les mettant en garde contre certains aspects des discours « méritocratiques » sur le handicap, mais que l’on empêche peut-être ce faisant de trouver des voies qui leur conviennent pour vivre avec.
Pour commencer, je ne suis pas un exemple – ni dans ce que mes handicaps ont de « typique » ou « atypique » (je mets au défi quiconque de produire une norme handicapée qui ne soit pas à 99 % des poncifs misérabilistes avec la mobilité pour seul critère), ni dans ma façon de les accommoder ou les subir.
J’ai beau savoir que je suis handi et le ressentir quotidiennement, je ne le crie pas sur tous les toits, et j’ai encore un réflexe malvenu de dissimulation, qui prend souvent la forme suivante : je sens que ce que je suis en train de faire aggrave mes symptômes, mais je sais que j’ai l’air plus ou moins valide alors je n’arrête pas. Ce comportement provient à la fois de la peur de déranger, d’une gêne quant au fait que d’autres personnes fassent quelque chose « à ma place » (y compris si je suis en fait en train de les aider), et d’un reste de volonté bravache de ne pas me laisser limiter par mes handicaps (spoiler, ils me demandent pas mon avis).
Pour ma défense, la façon dont mes handicaps m’impactent est assez absurde, ce qui ne m’engage pas à les prendre au sérieux (ceci est une très mauvaise défense, j’avoue).
Exemples.
Je ne peux pas écrire de façon manuscrite plus de quelques minutes sans ressentir une douleur souvent intense et une tétanie, tandis que taper au clavier, comme je le fais actuellement, suscite des brûlures et des fourmillements dans mes doigts ; pourtant, je fais de l’escalade plusieurs fois par semaine et j’ai un bon niveau.
Je ne peux pas rester assis·e longtemps, mais pas debout non plus ; marcher me donne rapidement la sensation que mes os se baladent librement dans mon dos, mes jambes et mes bras, comme si je perdais ma structure au fil des pas ; allongé·e, je peine à trouver des positions satisfaisantes, et je me réveille régulièrement avec les bras engourdis alors qu’aucun poids n’a été mis dessus.
À côté de ça, je me déplace presque uniquement à vélo et je carbure pas mal.
Heureusement d’ailleurs, puisque conduire est probablement l’activité qui me suscite le plus de douleur (j’abuse du régulateur pour ne pas avoir à jouer des pédales et rechigne parfois trop longtemps à passer les vitesses) et que je souffre des bruits soudains, du brouhaha, des lumières artificielles – les transports en commun sont donc évités au maximum, à l’exception du train qui reste, sur une longue distance, le meilleur compromis.
En outre, je souffre d’anxiété à un niveau psychique comme somatique conséquent, qui n’est pourtant presque qu’un bruit de fond ; mais je prends facilement la parole en public. Socialiser me demande énormément d’efforts et m’épuise ; mais je suis capable d’accueillir des gens, mener des ateliers, donner la réplique et maintenir un temps l’image d’un esprit vif. Je suis rigide autant que bordélique, oscillant entre la nécessité de me donner des cadres et mon incapacité neurologique (j’crois bien) à les suivre ; mais j’ai une grosse capacité de travail – du moment que je suis entièrement libre de m’y adonner – et je suis, au quotidien, plutôt autonome (avec une emphase sur « plutôt »). Mon sommeil n’est pas réparateur, et je sais que je demande beaucoup à mon cerveau en le nourrissant constamment d’informations sensorielles et intellectuelles nombreuses et variées ; mais sans celles-ci, l’ennui me terrasse et la déprime a raison de moi.
J’ai beau être handicapé·e, quand je suis en société, ou plutôt quand je suis en représentation – c’est le secret de beaucoup de ces apparents paradoxes : avoir un rôle social défini, un but clair, m’aide énormément à surmonter les embûches de l’autisme –, j’ai l’air valide : ou du moins, je le crois toujours, peut-être par habitude, même si on n’a de cesse de me dire qu’il ne faut pas longtemps pour s’apercevoir du contraire.
Tout ça pour dire, je suis handicapé·e d’une manière assez bizarre. Ça me paraissait important à préciser, à la fois parce que ça n’est pas une évidence pour quiconque ne vit pas dans mon corps et parce que ça informe mon rapport au monde et au handicap de façon assez cruciale.
Le bien-être dans tout ça ? J’y viens.
Je suis un tyran envers moi-même (oui, je vous jure, je dis ça pour parler de bien-être). Si j’ai dit que j’allais grimper, je vais grimper. Si j’ai dit que j’allais au Tai Chi, je vais au Tai Chi. Si j’ai dit que je participais à une réunion, que j’accompagnais unetelle à un rendez-vous, que j’aidais machin à déménager, que j’ouvrais la bibli ou que je buvais un café avec un·e ami·e que je n’ai pas vu depuis six mois (comme la moyenne de mes potes), j’y vais. Point. Bon, il y a des exceptions, mais je tente de les garder les plus rares possibles, parce que je sais bien qu’une fois qu’on cède, il est difficile de revenir en arrière (reste à distinguer, et c’est là où je suis en peine, un signal anxieux excessif d’une alarme vitale prioritaire).
La fonction principale de cette tyrannie est de conserver une structure. Quand on ne taffe pas, c’est déjà dur, quand en plus on est handi et neuroA, ça peut rapidement devenir insurmontable. Alors je m’efforce de ne pas en arriver là, de rester à cet endroit où j’ai encore un minimum de prise sur ma vie, même quand ça ne tient plus que par un cheveu (surtout, d’ailleurs, quand c’est le cas : beaucoup des habitudes et rituels rigides qui structuraient ma vie et me permettaient de tenir ont disparu quand j’ai vécu en coloc puis en couple de façon stable et heureuse).
Ensuite, il y a la tyrannie de l’hygiène de vie : faire du yoga ou des étirements tous les matins (ou presque), manger sans gluten (ou presque) pour limiter les sensations inflammatoires (don’t ask me how it works), cuisiner mes repas, limiter les sucreries, faire du sport toutes les semaines même dans des périodes de grosses douleurs (là aussi, surtout – il faut doser l’intensité, bien sûr, mais l’arrêt total est catastrophique), me lever le matin et me coucher le soir, ne pas boire d’alcool, de café, rarement du thé, sortir une fois par jour (ne serait-ce que dans le jardin) même quand je n’ai rien de prévu…
Tout ça, tous ces trucs de « bien-être », c’est essentiel à ma vie. Ils ne me rendent pas moins handicapé·e, sont contraignants et souvent frustrants. Mais ils me défendent contre l’aggravation. Faire du Tai Chi ne guérit pas mes handicaps et n’annule pas mes symptômes (parfois, momentanément, ça les aggrave même) : mais ne pas faire de Tai Chi, c’est tout simplement pire. Le plus frustrant, c’est l’alimentation : quand je vais pas bien, j’ai pas envie de m’emmerder, j’ai pas envie de cuisiner, j’ai envie de me faire plaisir avec du gras et du sucre et du gluten, des trucs rapides qui font du bien à mon cerveau… Mais pas à mon corps. Et je le paye. Et quand je paye, ben… C’est encore plus dur de me remettre sur des rails.
Alors le bien-être… Il faut bien que je m’y tienne.
Au final, la question pour moi, ça n’est pas vraiment de savoir si vraiment, aller se promener en forêt est bon pour la dépression (probablement) ou si une activité physique adaptée a un impact positif sur les douleurs chroniques (c’est certain).
Comme d’habitude, j’ai l’impression qu’il y a un problème de nuance dans le discours militant convenu, et que ce problème de nuance est un problème de puissance. Dire « tu n’as pas à te conformer à ces injonctions en tant qu’handicapé·e » est important et nécessaire, mais il ne résout en rien la question fondamentale que toute personne handi se pose : que puis-je faire face à (éventuellement « avec ») mon handicap ? Si on omet de la poser, en dénigrant d’emblée toute forme de recherche de solutions, dénoncer les injonctions au bien-être risque fort d’être simplement dépuissançant.
Le bien-être est, à mon sens, crucial dans la gestion des handicaps. Il est, bien sûr, profondément lié aux conditions d’existence des personnes handicapées. Ainsi, plutôt que le rejeter, je crois qu’il faut se demander : comment créer les conditions pour qu’on y accède ? Il s’agit alors d’aménager la possibilité d’accéder à des ressources de bien-être qui peuvent véritablement aider, d’augmenter l’autonomie des personnes en agissant sur leurs conditions matérielles d’existence, de se soutenir et s’entraider pour, non plus faire la chasse au bon ou mauvais handicapé, mais politiser nos handicaps et se donner les moyens de mieux les vivre.
P.S. : J’ai la sensation que ce texte devrait débuter ici – avec des réflexions sur la création et la pérennisation de communautés handi intersectionnelles et anarchistes. Mais je suis loin d’en être là : à vrai dire, je passe (ou j’ai passé) tant de temps à organiser le déni de mes handicaps, tout en y faisant face opposant ma volonté à mes ressentis, que je ne m’exprime pas d’un lieu d’apaisement – ou même vraiment de compréhension – qui me permettrait de voir au-delà de mes impressions personnelles. C’est peut-être l’occasion d’enfin remonter sur le dessus de la pile les textes de camarades handicapé·e·s… Comme ceux d’Harriet de G, qui m’ont été mis sous les yeux récemment, ou le blog d’auto-défense sanitaire Cabrioles, ou encore la brochure « Pour des mouvements qui prennent soin » que j’ai tous parcourus dans les semaines qui précèdent.